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Interview de Bill Flanagan, à l'occasion de la sortie de l'album Triplicate
Publiée sur bobdylan.com le 22 mars 2017

C'est votre troisième album de standards à la suite. Shadows in the Night fut une grosse surprise très appréciée, Fallen Angels un rappel agréable, maintenant vous placez la barre encore plus haut. Avez-vous le sentiment qu'il en fallait trois pour finir le travail ?

Oui, je me suis rendu compte qu'il manquait quelque chose, que ces deux albums ne couvraient qu'une partie de ce que je voulais, donc nous avons continué.

Pourquoi avez-vous décidé de sortir trois disques en une seule fois ?

C'est mieux qu'ils sortent en même temps car leurs thèmes sont connectés, l'un est la suite logique de l'autre et chacun d'eux est la solution du précédent.

Chaque disque fait 32 minutes, vous auriez pu tout mettre sur 2 CDs. Vous trouvez plus attrayant de mettre dix chansons et 32 minutes par disque ?

Bien sûr, dix est le chiffre de la finitude. C'est un nombre de chance, un symbole de lumière. Les 32 minutes, c'est la limite du nombre de minutes sur un disque 30 cm qui permet d'avoir le son le plus puissant, 15 minutes par face. Les deux faces de mes albums ont toujours été surchargées, trop de minutes pour faire un enregistrement correct. Mes chansons étaient trop longues et pas adaptées au format des 30 cm. Le son était anémié et vous deviez monter le volume de votre tourne-disque jusqu'à 9 ou 10 pour bien l'entendre. Par conséquent, ces CDs représentent pour moi les LPs que j'aurais dû faire.

Quel est l'enjeu de chanter en direct avec une section de cuivres ?

Aucun enjeu, c'est mieux que de les rajouter ensuite.

Vous aimez la spontanéité en studio, mais là vous travaillez avec des arrangements précis et des partitions. Cela a-t-il exigé de vous une nouvelle façon de penser ?

Oui au début, mais ensuite je m'y suis habitué. Les paroles des chansons reflètent suffisamment ma personnalité, aussi je peux me concentrer sur les mélodies sous les arrangements. En tant que vocaliste, vous avez des limites harmoniques, mais vous avez plus de contrôle à l'intérieur de ces limites que vous n'en auriez s'il n'y avait aucune frontière, en fait cela demande moins de réflexion, on n'y pense pour ainsi dire pas. Aussi je suppose que vous pouvez appeler ça une nouvelle façon de penser.

Est-ce qu'à un moment de l'enregistrement vous avez dit aux musiciens : "Ecoutez, on doit changer ça, j'ai une idée, suivez juste ce que je fais" ?

Non, ça n'est jamais arrivé. Si je l'avais fait la chanson serait tombée en morceaux, personne n'aurait pu me suivre. L'improvisation aurait désorganisé la chanson, on ne pouvait pas sortir du chemin.

Ce que pensent les fans de Bob Dylan de ces standards, cela vous préoccupe-t-il ?

Ces chansons ont été faites pour l'homme de la rue, les gens du commun, ceux qu'on voit tous les jours. Il peut y en avoir qui sont fans de Bob Dylan, ou non, je ne sais pas.

De jouer ces chansons, cela vous a-t-il appris des choses à côté desquelles vous étiez passées en les écoutant ?

J'avais une bonne idée de ce qu'elles étaient, mais je ne m'étais pas rendu compte à quel point elles touchent à l'essence de la vie : la condition humaine, comment leurs paroles sont parfaitement entrelacées avec leur mélodie, leur pertinence par rapport à la vie de tous les jours, leur détachement du matérialisme.

Jusqu'aux années soixante, on entendait ces chansons partout, de nos jours elles ont presque disparu. Quand vous les entendez maintenant, ont-elles une signification plus importante ?

Leur signification est bien plus importante. Ces chansons sont parmi les plus poignantes jamaus enregistrées et je voulais leur rendre justice. Maintenant que je les ai vécues, que j'ai vécu à travers elles, je les comprends mieux. Elles vous sortent de ce moulin du grand public qui vous piège entre des choses qui semblent différentes mais sont en fait les mêmes. Les chansons et la musique modernes sont si institutionnalisées qu'on ne s'en rend même plus compte. Ces chansons-là sont froides, elles voient clair, elles sont réalistes et directes, et ont une foi dans la vie ordinaire, tout comme les premiers rock'n'rolls.

Quand on les écoute, on pense forcément à la deuxième guerre mondiale. Vous qui êtes né pendant cette guerre, vous en rappelez-vous quelque chose ?

Très peu. Je suis né à Duluth, une ville industrielle, avec des chantiers navals, des docks pour le minerai, des élévateurs de grain, des gares de train, des plate-forme de fret. C'est bâti sur la rive du Lac Supérieur, sur du granit. Plein de cornes de brume, de marins, de bûcherons, d'orages, de tempêtes de neige. Ma mère parlait des restrictions sur la nourriture, du rationnement alimentaire, des coupures de gaz et d'électricité, tous les objets métalliques étaient réservés à l'effort de guerre. C'était un endroit sombre, même à la lumière du jour : le couvre-feu, lugubre et solitaire, tout ça... On y a vécu jusqu'à mes cinq ans, la fin de la guerre.

Entre la Dépression des années trente et la guerre, les gens ont dû avaler tant de mauvaises choses que des chansons qui résonnaient énormément dans leur esprit nous semblent, à nous, trop sentimentales. Un vers tel que "un homme qui ne s'est jamais arrêté au puits à souhaits" peut sembler ringard à des gens qui n'ont pas beaucoup vécu. Est-ce que, à soixante-dix ans, vous pouvez vivre ces chansons de l'intérieur, d'une façon dont vous n'auriez pas été capable à vingt ou trente ans ?

Bien sur, je les vis vraiment de l'intérieur. Quand j'avais 20 ou 30 ans je n'étais allé nulle part. Depuis j'ai fait le tour du monde, j'ai vu des oracles et des puits à souhaits. Quand j'étais jeune, j'ai croisé sur mon chemin de nombreux signes que je ne savais pas interpréter, ils existaient, je les ai vus, mais ils étaient mystérieux. Maintenant que je me retourne, je peux les voir dans leur essence, comprendre leur signification. Autrefois je ne comprenais pas ça, aujourd'hui je comprends. Il n'y avait aucun moyen de le savoir à cette époque.

Quand vous regardez des films de vous sur scène 40 ou 50 ans auparavant, pensez-vous que c'est quelqu'un d'autre ? Que voyez-vous ?

Je vois Nat King Cole, un garçon nature : un garçon très étrange et émerveillé, un chanteur terriblement complexe, qui a en lui tout un échantillon de musiques, qui est déjà post-moderne. C'est une personne différente de ce je suis actuellement.

Vingt ans après la fin de la guerre, c'était comme si toutes les divertissements ne parlaient que de ça : les films, la télé, les spectacles, les romans, tout de la comédie musicale South Pacific à l'émission de télévision Hogan's Heroes. Nous assumons que tout le monde partage encore ce vocabulaire commun, alors qu'en fait il s'évanouit de la mémoire populaire. Cela vous paraissait-il urgent de sauver ces chansons ?

Pas plus que je n'essaierai de sauver Beethoven, Brahms, ou Mozart. Ces chansons ne sont ni cachées derrière un mur, ni au fond de la mer, elles sont en libre accès, tout le monde peut les écouter. Elles respirent la vérité, la liberté.

Vous chantez vraiment bien dans cet album, en particulier sur "When the World Was Young", "These Foolish Things", ce qui amène cette question : Si vous pouvez chanter de cette façon, pourquoi ne pas le faire à chaque fois ?

Ca dépend du type de chanson. "When the World Was Young", "These Foolish Things" ont un style conversationnel. On ne peut pas cracher leurs paroles brutalement, ça serait impensable. L'emphase est différente, il n'y a aucune raison d'exagérer la langue vernaculaire. "Un billet d'avion vers des endroits romantiques" n'est pas du tout le même type de phrase, que, disons, "enterre mon corps le long de la route". L'intonation est différente, plus circonspecte, plus tournée vers l'interieur.

Est-ce que vous empruntez des démarches vocales, comme un acteur qui joue un rôle ?

Non, ça relève plus de l'hypnose, on l'instille dans son esprit et on le répète encore et encore jusqu'à la maîtrise. Un acteur qui joue un rôle ? Comme qui ? Scatman Crothers ? George C.Scott ? Steve McQueen ? Ca serait plutôt un acteur de l'Actor's Studio, avec leur méthode, quoi que ce soit. Le souvenir des choses passées, je fais ça tout le temps.

Sur "September of My Years", vous ne chantez pas parfaitement et votre voix se fêle, mais ça convient aux paroles.

Ma voix qui se fêle de temps en temps, ça ne me dérange pas, ce qui me dérangerait, ça serait des notes ratées ou de faux accords. Sur "September of My Years", Je n'ai rien corrigé. De toutes façons, il aurait été impossible de retirer quoi que ce soit, car nous étions tous dans la même pièce en même temps et les micros captaient les sons de ceux d'à côté. On ne peut corriger que ce qui est enregistré séparément, et ce n'était pas le cas. Si on massacre les paroles dans un tel enregistrement, il faut recommencer tout à zéro, c'est de l'enregistrement en public. Ma voix qui se fêle ici ou là, ça veut juste dire que l'enregistrement a été fait trop tôt dans la journée, mais ça ne nuit pas à l'effet d'ensemble, ça ne m'ennuie pas.

Pour Shadows in the Night, les gens ont parlé d'hommage à Frank Sinatra. Quand vous l'avez sorti, saviez-vous que Sinatra avait enregistré toutes ces chansons ?

Oui, je le savais, mais beaucoup d'autres chanteurs les ont enregistrées aussi, il s'est juste trouvé que ses versions étaient les meilleures. Quand j'ai enregistré ces chansons, il a fallu que j'oublie Sinatra, il n'avait jamais existé. Il est le guide, il vous montre le chemin jusqu'à l'entrée, mais ensuite à vous de vous débrouiller.

Il y a une histoire connue, qui dit que Springsteen et vous étiez invités à une réception dans la maison de Sinatra, au moment où vous avez participé à ce spectacle en son honneur. L'aviez-vous rencontré avant ? Est-ce qu'il a paru connaître vos chansons ?

Pas vraiment. Je crois qu'il connaissait "The Times They Are a-Changin'" et "Blowin' In the Wind". Je sais qu'il aimait "Forever Young", il me l'a dit. Il était drôle, on était sur son patio le soir et il m'a dit : "Toi et moi, mon pote, on a les yeux bleus, on vient de là-haut", et il m'a montré les étoiles. "Ces autres glandus, ils viennent de là, en bas". Je me souviens avoir pensé qu'il avait peut-être raison.

Tout le monde à ce spectacle fit une chanson de Sinatra, sauf vous. Vous avez chanté "Restless Farewell", comment cela se fait-il ?

Frank lui-même avait demandé que je le fasse. Un des producteurs lui avait joué et lui en avait montré les paroles.

Etait-ce la dernière fois que vous avez vu Sinatra ?

Peut-être une fois ensuite.

Quand l'avez-vous vu pour la première fois ?

A Pittsburgh, en 1967 ou 68 peut-être, au Civic Arena. Il chanta "Summer Wind", "Day In, Day Out", "Moonlight in Vermont".

Sinatra a fait beaucoup de chansons sur le vieillissement, mais "The Best Is Yet to Come" est un défi à l'âge. Ce fut la dernière chanson qu'il chanta jamais sur scène. Comment êtes-vous entré dans cette chanson ? Pensez-vous que vous lui avez apporté quelque chose, et quoi ?

Ca n'a pas été difficile, je n'y ai rien apporté d'inhabituel. Dans cette chanson, il y a beaucoup de changements de clé, de modulations, il faut se glisser de l'une à l'autre. C'est un peu un défi, mais une fois que vous avez compris ça, c'est plutôt facile. Ce n'est rien qu'une balade basée sur le blues, géniale dans son genre. Ca ressemble à "Mack the Knife", mais ça n'a rien à voir avec "Mack the Knife". C'est une maxime si ringarde, on ne penserait pas qu'on puisse en faire quelque chose. "The best is yet to come" [le meilleur est encore à venir], ça peut être une menace ou une promesse; en quelque sorte, les paroles insinuent que, quand bien même le monde est en train de s'écrouler, un monde meilleur est déjà là pour le remplacer. Cette chanson lévite par elle-même, on n'a pas grand'chose à faire pour qu'elle décolle. Carolyn Leigh a aussi écrit "Stay with Me", j'aime toutes les paroles qu'elle a écrites.

Tout le monde pense à Casablanca en écoutant "As Time Goes By". Quels autres films ont inspiré vos propres chansons ?

La Tunique, Le roi des rois, Samson et Dalila, d'autres... Peut-être, genre, Picnic, Un homme dans la foule.

Une chanson comme "Imagination" appelle un jeu de batterie complètement différent de celui du Rock'n'Roll. Le rythme n'est pas si régulier, il s'éloigne de la mesure. Est-ce que ça vous a pris un peu de temps pour accompagner à la voix cette sorte de rythme ?

Oui, mais un peu seulement. Tommy Dorsey joue tout le temps cette sorte de rythme. Le battement s'éloigne de la mesure, mais c'est parce qu'il le faut, le batteur fait attention à la basse, il y a une contrebasse qui bat la mesure comme une horloge, comme un battement de coeur. Le swing est là, enterré profond, presque comme dans un morceau de Son House, si profond qu'on le remarque à peine. A la surface ça sonne comme une musique rêveuse, comme une pure balade, mais ça peut être trompeur. C'est la mélodie qui fait cette chanson, pas obligatoirement la batterie.

Qu'est-ce qu'un batteur qui entre dans votre groupe doit savoir ? Que devrait-il éviter ?

Personne n'entre dans mon groupe. J'aime mon batteur actuel, c'est un des meilleurs de la place, mais si jamais il me quitte pour une raison ou une autre, comme d'aller avec les Rolling Stones ou autre, je devrais le remplacer. Que devrait-il éviter ? Probablement d'essayer de ne pas décider trop vite comment jouer, au détriment des autres musiciens, par exemple ne pas donner un grand coup de cymbale sur le mot "kick" dans la chanson "I Get a Kick Out of You". Le batteur n'est pas le leader, il suit le pouls stable de la chanson et le phrasé rythmique.

Quels batteurs aimez-vous ?

Des tas, Krupa, Elvin Jones, Fred Below, Jimmy Van Eaton, Charlie Watts. J'aime Casey Dickens, le batteur qui joua avec Bob Wills.

Les auteurs de chansons qui chantent et les interprètes qui écrivent, vous avez beaucoup à voir avec ça. Avez-vous jamais pensé que ce serait mieux si c'était deux métiers distincts ?

Certains peut-être, mais aucun nom ne me vient à l'esprit. Il y a beaucoup de grands chanteurs qui écrivent de piètres chansons, et beaucoup de grands écrivains qui ne savent pas chanter. L'ennui pour eux, c'est qu'ils n'ont pas les débouchés que nous avions : il n'y plus rien qui passe des chansons, pas de films, ni de programmes radio, ni de spectacles de variétés à la télé, ni de sessions d'enregistrement. Alors ils les chantent eux-mêmes. Il faut une bonne raison à ces gens pour écrire des chansons, et aussi un bon motif pour les chanter. Et parfois ça ne marche pas. Il n'existe pas de formule magique pour que ça marche. Tous les standards sur Triplicate ont été écrits par plus d'une personne, des combinaisons de gens différentes, et aucun des chanteurs qui les ont enregistré à l'origine ne les ont écrits. Si vous pouvez écrire vos propres chansons, c'est l'idéal, mais personne ne vous reprochera de ne pas le faire. Barbara Streisand et Tom Jones ne l'ont jamais fait.

"Make You Feel my Love" est devenu un nouveau standard, beaucoup d'artistes l'ont repris : Adele, Garth Brooks, Billy Joel. Y a-t-il une version qui vous a mis KO ?

Ouais, toutes, l'une après l'autre.

"Braggin'", qui a été fait par Duke Ellington en 1938, est une sorte de blues avec un grand orchestre de swing, qui a mené directement au Rock'n'Roll. Quand vous étiez enfant, le Rock'n'Roll était-il nouveau pour vous, ou était-ce une extension de ce qu'il y avait avant ?

Le Rock'n'Roll était effectivement une extension de ce qu'il y avait avant, les grands orchestres de swing, Ray Noble, Will Bradley, Glenn Miller, j'écoutais cette musique avant Elvis Presley. Mais le Rock'n'Roll était de l'énergie pure, explosif et simplifié. C'était une musique squelette, qui est sorti des ténèbres et a chevauché la bombe atomique, et ses créateurs étaient couronnés d'étoiles comme des dieux mystiques. Le Rhythm'n'Blues, le Country'n'western, le Bluegrass et le Gospel étaient déjà là, mais dans leurs compartiments, c'était de la bonne musique mais elle n'était pas dangereuse. Le Rock'n'Roll était une arme dangereuse, plaquée chrome, il explosait comme la vitesse de la lumière, il reflétait son époque, particulièrement la présence de la bombe atomique qui l'avait précédée de quelques années. Les gens à cette époque avaient peur de la fin du monde. La grande confrontation entre le capitalisme et le communisme se profilait à l'horizon. Le Rock'n'Roll vous faisait oublier votre peur, prisonnier des barrières de race et de religion, que les idéologies avaient montées. On vivait sous un nuage de mort; l'air était radioactif. Demain n'existait pas, ça pouvait s'arrêter n'importe quand, la vie ne valait pas cher. C'était le sentiment général à l'époque, et je n'exagère pas. Le Doo-Wop était l'équivalent du Rock'n'Roll. Des chansons comme "In the Still of the Night", "Earth Angel", "Thousand Miles Away", elles balançaient tout, elles apportaient du coeur et de la mélancolie à un monde qui semblait en manquer. Les groupes de Doo-Wop étaient peut-être une extension, eux aussi, de la musique Gospel et des Ink Spots, mais ça n'a pas d'importance, c'était tout nouveau. Des groupes comme les Five Satins et les Meadowlarks semblaient chanter d'un coin de rue imaginaire. Jerry Lee Lewis arriva comme une comète venat d'une galaxie lointaine. Le Rock'n'Roll était une énergie atomique, qui détruisait tout. Ca n'avait pas l'air d'une extension de quoi que ce soit, mais ça l'était probablement.

Sur des chansons comme "Bye and Bye" et "Moonlight", vous travailliez avec des styles pop des premiers jours du cinéma et de l'enregistrement. "Duquesne Whistle" était un morceau swing qui aurait pu être fait par Duke Ellington. Pensez-vous que ces chansons ont posé les bases pour vos derniers albums ?

Oui, je crois, ces deux-là, et aussi "Sugar Baby". En fait, "Duquesne Whistle" a commencé comme une chanson de Fats Waller, "Jitterbug Waltz". Je l'ai un peu modifiée mais c'était le plan. Mais c'est vrai, ces chansons ont posé les bases pour "But Beautiful" et "It Gets Lonely Early", qui sont toutes les deux sur Triplicate. Je ne voulais pas les trafiquer, je les ai laissées comme elles étaient.

Certains disques s'écoutent en société, ils conviennent aux réceptions, à la danse. D'autres s'écoutent bien en voiture. Triplicate est un album fait pour les soirées tardives, la solitude et la réflexion. Quand vous êtes dans cette humeur, quels disques recherchez-vous ?

Sarah Vaughan, "My Kinda Love". Son album avec Clifford Brown, aussi.

Les deux premiers disques de Triplicate sont sympa, mais avec le troisième, on a vraiment le coeur transporté, et c'est là que vous chantez le mieux. Pourquoi garder le meilleur pour le dernier ?

Ca a l'air comme ça parce que c'est une histoire humaine qui atteint son apogée, et c'est personnel de bout en bout. Vous commencez par vous demander pourquoi vous avez acheté ces pyjamas bleus, et quelque temps après, pourquoi vous êtes né. Vous passez par des absurdités ridicules et des choses sérieuses, vous traversez des événements tapageurs et mauvais. Vous allez jusqu'au bout et vous sortez du jeu, et vous vous demandez s'il y aura de bonnes choses. N'est-on pas censé avoir du bon, aussi ? C'est un voyage qui ressemble à la chanson "Skylark" [L'alouette], où votre coeur vole au-dessus des nuages et de la pluie. C'est à peu près ça, votre coeur voyage. Le meilleur devait être gardé pour le dernier.

J'ai remarqué que lorsque vous avez une chanson étrange, qui tranche avec le reste de l'album, vous la mettez en premier : "Rainy Day Women", "John Wesley Harding", le duo avec Johnny Cash sur "Girl from the North Country", "All the Tired Horses", "Tweedle Dee & Tweedle Dum". Genre, "voilà une chanson bizarre", puis l'album commence. Pourquoi faites-vous ça ?

Je ne pense pas du tout que "Tweedle Dee & Tweedle Dum" soit une chanson étrange, d'aucune façon. Je crois que c'était standard à l'époque, et je le pense toujours, donc cette chanson aurait pu être à n'importe quel endroit. Mais les autres, oui je me demandais quoi en faire, elles n'étaient pas en accord avec le reste de l'album. J'ai probablement mis ces chansons en premier pour m'en débarasser. Pour "Rainy Day Women", ce n'est pas sûr pourtant, je crois que c'était une alarme pour ce qui allait venir. "All the Tired Horses" n'était qu'un morceau d'humeur, un prélude, mais les autres chansons auraient brisé le flux du reste de l'album.

"There's a Flaw in My Flue" [Ma cheminée a un défaut], ça c'est une chanson bizarre - on dirait une parodie de chanson d'amour déçu, en particulier le vers "La fumée me rentre dans le nez". Pensez-vous que Sammy Kahn faisait l'idiot en l'écrivant ?

Non, je ne crois pas. Je pense que c'est une balade romantique sincère. "La fumée me rentre dans le nez" pourrait être une métaphore, mais c'est aussi très réaliste, à prendre au pied de la lettre. Il y a plein de vers comme ça dans le Blues et le Folk, "Mon seau a un trou", "Mon chemin est rempli de pierres", "Mon moteur ne tourne pas", "Il y a une bague dans mon lavabo", "J'ai de la fumée dans le nez". C'est un peu comme le vers de Blind Lemon : "C'a été un jour sans pain et sans viande". Bien sûr, c'est une balade romantique, mais je pense pas qu'on puisse la déconsidérer si facilement. Un feu peut détruire votre maison, même s'il brûle dans la cheminée. Ce qui donne de la vie à cette chanson, par rapport aux autres, c'est une mélodie exquise qui s'entrelace parfaitement avec les paroles. Je vois des images dans ma cheminée. J'ai toujours pensé que le vers de la chanson "My Funny Valentine", "are you smart" [êtes-vous futée], est un vers idiot. Je vois ça de cette façon : cette mélodie est un peu comme l'arrière-plan dans le tableau de la Joconde, un pays imaginaire, mystique et fantasmagorique. Pour moi c'est le vrai tableau, un monde de science-fiction. La personne qui me regarde n'est qu'un visage, je ne sais pas si elle sourit ou ricane, elle n'a aucun trait spirituel. Je ne suis même pas sûr que ce soit une femme, mais je suis captivé par l'arrière-plan, la mélodie. C'est un peu comme cette chanson : on pourrait ne voir que "ma cheminée a un défaut" et ne pas regarder ni écouter au-delà. Je pense que c'est une grande chanson, absolument pas une idiotie.

Vous avez passé beaucoup de temps avec ces vieilles chansons, pensez-vous qu'elles influenceront les prochaines que vous écrirez ?

J'en doute. La structure de ces chansons est si ancrée dans la théorie musicale, elles sont si fines, avec des signatures dans leurs mesures et des changements de mélodie, que c'est trop fort pour moi. On ne peut pas être influencé si on ne fait pas partie de ce monde. Je pourrais être influencé par une partie, une phrase mélodique, mais pas plus. Je ne crois pas que leurs paroles puissent m'influencer.

Auriez-vous envie d'écrire des chansons pour quelqu'un qui joue dans ce style ? Diana Krall ou Harry Connick ? Avez-vous jamais pensé à écrire pour Tony Bennett?

Non, je n'ai jamais pensé à écrire une chanson pour Tony, il ne me l'a jamais demandé, et je ne crois pas que je pourrais, même s'il le demandait.

Quand ils reprennent ces chansons, la plupart des chanteurs laissent de côté leurs introductions, leurs préludes, mais vous les avez joués, on les entend dans "September of My Years", "P.S. I Love You", "When the World Was Young". Les Beatles ont écrit une introduction pour une chanson ("to lead a better life, I need my love to be hereā€¦"), mais pratiquement aucun autre compositeur de votre génération et de celles d'après ne l'ont fait. Vous-même, l'avez-vous jamais fait?

Non, jamais. Quand on écrit une chanson, on devrait écrire cette partie en dernier. J'ai toujours aimé celle de "Mr.Blue", celle où notre étoile gardienne perd son éclat. C'est une des plus belles introductions. "Stardust" aussi a une intro, mais personne ne la fait jamais. Nous appelons ça une introduction, mais à l'époque ils appelaient ça un couplet. Ce que nous appelons la chanson, ils appelaient ça le refrain. Pour "Stardust", on n'en a pas besoin, mais pour "September of My Years", si. Sinon cette chanson n'a aucun sens.

Les Beatles aussi ont écrit une chanson qui s'appelait "P.S. I Love You". "Tossin' and Turnin'" écrit par Bobby Lewis recyclait "I Couldn't Sleep a Wink Last Night". Dans les dix premières années du Rock, les compositeurs étudiaient la musique qui existait avant eux; mais à partir de 1970, tout ce que les rockers connaissaient, c'était le rock, peut-être un peu le blues. Qu'est-ce qui s'est perdu ?

Depuis 1970 il s'est passé cinquante ans, mais ça serait plutôt cinquante millions d'années. Le temps a élevé un mur pour séparer le nouveau de l'ancien, et beaucoup de choses se sont perdues. Des pans entiers de l'industrie disparaissent, les modes de vie changent, les grandes surfaces tuent les villes, de nouvelles lois remplacent les anciennes, les grands groupes écrasent les individus, les pauvres eux-mêmes sont devenus une marchandise. De même pour les influences musicales, elles sont avalées, absorbées par de nouvelles, ou sont laissées de côté. Pour autant je ne crois pas qu'il faille se sentir rejeté, ou que ce soit hors d'atteinte, on peut toujours trouver ce qu'on cherche, si on remonte la piste. Ca peut être juste là où on l'a laissée, tout est possible. Le problème, c'est qu'on ne peut pas l'emmener avec soi, il faut rester là où tu l'as trouvé. C'est là qu'on peut parler de nostalgie.

Il y a des gens qui pensent que Triplicate est un album nostalgique.

Nostalgique ? Je ne dirais pas ça. Ce n'est pas un voyage en arrière dans la mémoire, ni un regret du bon vieux temps ni des souvenirs d'une époque disparue. Une chanson comme "Sentimental Journey" n'est pas une remontée dans le temps, ça n'imite pas le passé, c'est réaliste et prosaÏque, c'est ancré ici, dans le présent.

La façon dont vous chantez "Sentimental Journey" me rappelle un peu Roger Miller, c'est un peu du folk, non ?

Oui, un peu, c'est le même domaine, c'est une chanson que Lead Belly aurait pu écrire. Il y a plein de chansons comme ça : "Moanin' Low", "He's Gone Away", "I Got It Bad and That Ain't Good". Leurs compositeurs ont été influencés par le folk et le blues.

Certaines de ces chansons sont très sentimentales, elles traitent de peines de coeurs. Je ne vous demanderai pas qui, mais dîtes-moi, est-ce une, voire plusieurs vraies femmes, que vous y décrivez ?

Vraies ? Bien sûr, j'espère bien qu'elles sont vraies !

Parlez-moi du travail avec l'arrangeur, James Harper. Quelles directives lui avez-vous données ? "Stormy Weather" a un arrangement très élaboré, un bourdonnement dramatique, comme un sous-marin, qui se transforme en guitare hawaÏenne. A-t-il apporté des choses qui vous ont fait dire : "Là c'est trop, reviens en arrière".

Peut-être, quelques fois le son de la trompette était trop perçant, et on a dû revenir en arrière. Mais à part ça, il n'avait pas besoin de directive. De toutes façons, je ne sais pas arranger les cuivres. Dans une telle situation, on ne dirige personne, il faut avoir confiance en ses capacités, savoir ce dont il est capable. Je ne voulais pas contredire James, je ne l'aurais pas employé si j'avais voulu ça. Son orchestration de "Stormy Weather" est parfaite, et c'est très difficile car beaucoup de gens ont déjà arrangé cette chanson.

"My One and Only Love" est une réécriture d'une chanson appelée "Music from Beyond the Moon". La version originale a été un bide, aussi on a été chercher un nouveau parolier qui l'a récrite entièrement sur la même mélodie, et cette fois-là ç'a été un succès. Quand une chose pareille arrive pour des chansons de folk ou de blues, on appelle ça la tradition folk; quand ça arrive dans le rock, les gens crient au plagiat; dans le hip hop, c'est du sampling. Mais ça s'est toujours passé comme ça pour tous les types de musique, pas vrai ?

Bien sûr, il y a toujours un précédent, presque tout ne fait qu'imiter autre chose. On peut avoir une vision monstrueuse, ou une idée nébuleuse qu'on n'arrive pas à formuler, on ne reconnaît pas le thème. Mais à ce moment-là, on voit un article de journal ou une affiche dans la rue, ou un paragraphe d'un vieux roman de Dickens, ou on entend un vers d'une autre chanson, ou on entend par hasard une chose, dite par quelqu'un dont on croyait ne plus se souvenir. Ca donne la première idée et quelques détails. C'est comme du somnambulisme, on ne cherche pas à savoir, les choses arrivent sans qu'on s'en aperçoive. C'est comme si on regardait une chose de loin, et tout d'un coup, on est en plein milieu. Une fois qu'on a eu cette idée, tout ce qu'on voit, lit, goûte ou sent vous y ramène. C'est l'art de la transformation. On n'est pas vraiment au service de l'art, c'est l'art qui vous sert, de toutes façons ce n'est qu'un mimétisme de la vie, ce n'est pas la vie réelle. C'est piégeant, soit on sait s'y prendre et on est intègre, soit on tombe dans la stupidité. La statue de David par Michel-Ange, ce n'est pas le vrai David. Certaines personnes ne comprennenet jamais ça, ils restent dans l'obscurité. Essayez de créer quelque chose d'original, et vous serez surpris.

Les musiciens de Jazz ont toujours joué des standards, en même temps qu'ils faisaient autre chose. "Why Was I Born" et "My One and Only Love" ont été enregistrés par John Coltrane. Coltrane jouait dans le Village à la même époque que vous, vos chemins se sont-ils croisés ?

Je l'ai vu au Village Gate sur Bleecker Street une paire de fois, avec Jimmy Garrison et McCoy Tyner.

Il y a quelques années, je suis allé à un de vos concerts et j'étais assis juste à côté d'Ornette Coleman. Après le spectacle, j'étais dans les coulisses, il y avait des musiciens de Rock et des acteurs très célèbres, mais le seul que vous ayez invité dans votre loge, c'est Ornette.
Pensez-vous avoir une relation spéciale avec les musiciens de Jazz ?

Oui, depuis toujours. Je connaissais un peu Ornette, et je savais que nous avions des choses en commun. Il a eu souvent à faire face à l'adversité, les critiques étaient contre lui, les autres musiciens de Jazz étaient jaloux. Il faisait quelque chose de si nouveau, si révolutionnaire, qu'ils ne comprenaient pas. Ca n'était guère différent des insultes qu'on m'a jetées pour le même style de choses, bien que ce soient des types de musique différents.

Je n'arrive pas à vous imaginer écrire une chanson aussi vulnérable et sentimentale que "Where Is the One". Certaines de ces chansons vous permettent-elles d'explorer des endroits où vous ne pouvez pas aller dans vos propres compositions ?

Oui, c'est bien le cas. Je n'aurais jamais écrit "Where Is the One", mais c'est comme si ç'avait été écrit pour moi, donc je n'avais pas besoin de l'écrire. C'est un endroit difficile, vulnérable et préservé. Il faut être l'homme invisible pour y arriver, ou il faut abattre des murs, se mettre à nu, et même si vous y arrivez, vous vous demandez si ça en valait la peine. Quelqu'un d'autre est déjà venu ici et a tout emmené avec lui. Il fallait que cette personne écrive cette chanson pour moi. Cela met trop les nerfs à vif, oblige trop à se dévoiler. Je préfère ne pas y aller, spécialement pour écrire des chansons.

Vous est-il déjà arrivé de vous asseoir au piano, et de sortir une grande mélodie qui est hors de votre portée en tant que chanteur ? Avez-vous déjà écrit des chansons en pensant à un autre chanteur ?

Au piano, je joue des variations sur des thèmes contrastés, et, si je m'aventure dans des octaves plus hautes ou plus basses, la mélodie devient parfois hors de mon registre. Mais je n'essaie pas de chanter, je ne fais que jouer une mélodie. Pour ce qui est des autres chanteurs, je n'écris jamais en pensant à eux.

Ces dernières années vous n'avez joué pratiquement que du piano sur scène, très peu de guitare, pour quelle raison ?

J'en joue aux soundchecks et chez moi, mais la chimie est meilleure quand je suis au piano. Si je joue de la guitare, ça change la dynamique de l'orchestre. Peut-être aussi que c'est fastidieux de changer d'instrument continuellement. De toutes façons, je suis un pur joueur rythmique, je ne suis pas un soliste, et quand le piano se mêle à la guitare, on entend des riffs de grand orchestre. Ca ne fait pas ça quand je joue de la guitare, le groupe ne sonne pas pareil.

Difficile de s'attaquer à "Stardust" après Willie [Nelson]. Avez-vous pensé à sa version ?

"Stardust" est un morceau de danse, c'est comme ça que je l'ai joué. Je pensais à Artie Shaw.

L'an dernier, un nombre terrible de grands hommes sont morts : Muhammad Ali, Merle Haggard, Leonard Cohen, Leon Russell. La mort de l'un d'eux vous a-t-elle frappé particulièrement ?

Oui, bien sûr, toutes. Nous étions comme des frères, nous vivions sur la même rue et ils ont tous laissé des trous béants. On se sent seul sans eux.

Vous avez connu tellement de musiciens légendaires, des acteurs, des écrivains. Y en a-t-il un sur lequel vous vous êtes retournés pour dire : "J'aurais voulu l'apprécier à sa juste valeur tant qu'il était encore là" ?

Je ne peux pas dire si une personne a de la valeur ou pas. Si quelqu'un atteint la grandeur, ce n'est que pour une minute, et tout le monde peut y arriver. La grandeur est hors de votre contrôle, je crois que vous l'obtenez par hasard, mais ce n'est que pour une courte période.

Certains des musiciens qui jouent avant ou au même endroit que vous ont fait part de leur déception que vous ne traîniez pas avec eux, vous ne les fréquentiez pas sur la route. Pourquoi cette attitude ?

Ca me dépasse ! De toutes façons, pourquoi voudraient-ils traîner avec moi ? Sur la route, je traîne avec mon groupe.

Pour l'album The New Basement Tapes, T.Bone Burnett a monté un groupe avec Elvis Costello, Rhiannon Giddens, Jim James, Marcus Mumford et Taylor Goldsmith, qui a fini des chansons basées sur certains de vos vieux textes. Si vous avez entendu ces chansons, vous êtes-vous dit : "Je ne me souviens pas avoir écrit ça" ?

Vous avez dit Taylor Swift ?

Taylor Goldsmith.

Ah oui, d'accord. Non, je ne me souviens pas avoir écrit ces chansons. On les a trouvées dans une vieille malle, dans la maison que les gens appellent "La grande rose" (Big Pink) à Woodstock, des textes inutilisés des enregistrements des Basement Tapes. T.Bone a dit qu'il pourrait en faire quelque chose, les finir. Je ne m'en souviens absolument pas, toutes ces années je pensais qu'on avait tout utilisé.

Dans votre public, il y a eu toutes sortes de gens célèbres : des Présidents, des rois, un pape, des stars de cinéma, les Beatles, Muhammad Ali. Y en a-t-il un qui vous rend nerveux ?

Oui, tous.

J'ai entendu dire que George Harrison et vous deviez faire une session d'enregistrement avec Elvis, mais qu'il n'y a jamais été, qu'y a-t-il de vrai ?

Il y a été, mais nous non.

Warren Beatty dit qu'il vous voulait pour le rôle de Clyde Barrow dans "Bonnie and Clyde", avez-vous reçu une telle offre ?

Non, elle a été envoyée au bureau de mon manager, et on ne se parlait plus, on s'était disputés. Je n'ai reçu aucune offre qu'on lui avait envoyée.

Vous auriez pu avoir des scènes d'amour avec Faye Dunaway, vous le regrettez ?

Nan.

Pour parler des auteurs-interprètes, y a-t-il des caractéristiques qui font que les compositeurs anglais diffèrent des américains, ou ceux du Sud [des Etats-Unis] des Canadiens ?

Vous me prenez au dépourvu. Si j'étais un anthropologue, je vous répondrais peut-être, mais je n'ai vraiment pas d'idée. De toutes façons, tout le monde mélange les cultures, les horaires et les nations de nos jours. Vous savez qui pourrait probablement vous renseigner ? Alan Lomax, ou Cecil Sharp peut-être, un de ces gars-là.

Quand vous écrivez une chanson sur un contemporain - Hurricane Carter, Joey Gallo, George Jackson, Catfish Hunter -, est-ce que leurs proches vous appellent pour demander des services ?

Non, pas souvent. La nièce de Willie McTell est venue me voir une fois et m'a montré des vieilles photos. Elle ne voulait rien, c'était juste quelqu'un de gentil.

Laquelle de vos chansons n'a pas reçu l'attention qu'elle aurait méritée, selon vous ?

"Brownsville Girl", ou "In the Garden" peut-être.

Vous avez voyagé beaucoup et longtemps. Y a-t-il encore quelque chose qui rend le Minnesota différent des autres endroits ? Les gens ont-ils des qualités ici, qu'on ne trouve pas ailleurs ?

Pas forcément. Le Minnesota a sa propre ligne Mason Dixon [ligne de séparation entre le Nord et le Sud des Etats-Unis]. Je viens du Nord, c'est différent du Sud du Minnesota, qui ressemble à l'Iowa ou à la Géorgie. Au Nord le climat est plus extrême, il gèle à pierre fendre en hiver, en été c'est plein de moustiques, pas de climatisation dans ma jeunesse, le chauffage en hiver et on devait porter un tas de vêtements quand on sortait. Le sang s'épaississait. C'est le pays des dix mille lacs, de la chasse et de la pêche. Un pays indien, Ojibwe, Chippewa, Lakota, des bouleaux, des mines à ciel ouvert, des ours et des loups, l'air est pur. Le Minnesota du Sud est un pays de fermes, avec des champs de blés et des meules de foin, des chevaux et des vaches laitières. Dans le Nord c'est plus dur à vivre, c'est un environnement rude, les gens vivent une vie simple, mais c'est vrai aussi dans d'autres parties de ce pays. Les gens sont plus ou moins les mêmes où que vous alliez, il y a du bon et du mauvais dans la plupart des gens, peu importe l'état où ils vivent. Il y a des gens qui vivent plus en autarcie dans certains endroits, qui sont plus ou moins en sécurité, qui s'occupent mieux de leurs affaires, d'autres non.

Avez-vous grandi dans le voisinage des Indiens ?

Non, ils vivaient dans des réserves, ne venaient presque jamais en ville, ils avaient leurs propres écoles etc.

Aimiez-vous chasser et pêcher ?

Je suis allé dans les bois avec mon oncle, le frère de ma mère, c'était un chasseur chevronné et il a essayé de m'apprendre, mais ce n'était pas pour moi, je détestais ça.

Et la pêche ?

Oui, bien sûr, tout le monde le faisait, les bars, les esturgeons, les poissons-chat, les truites, on les attrapait et les nettoyait.

Aimiez-vous les armes à feu ?

Des revolvers à un coup, pas d'automatique. Tirer des plombs, ça c'était marrant. Un pistolet à plombs est aussi dangereux qu'une carabine.

Hubert Humphrey était un personnage célèbre dans le Minnesota quand vous étiez jeune, l'avez-vous vu ou rencontré en personne ?

Je ne l'ai jamais vu.

Au début que vous êtes tombé amoureux du Rock'n'Roll, aviez-vous un pote qui partageait votre enthousiasme, un autre adolescent avec qui vous écriviez des chansons ?

Seulement ma petite amie. Je grattais ma guitare et nous inventions de nouvelles paroles sur des airs connus. Je jouais aussi dans des groupes de Rock'n'Roll, mais à un moment j'ai eu une révélation, j'ai entendu Lead Belly et Josh White, ça a tout changé.

Comment était Minneapolis quand vous y avez débarqué ?

Minneapolis et Saint-Paul - les villes jumelles, c'étaient des villes du Rock'n'Roll. Je ne savais pas ça, je pensais que les seules villes du Rock'n'Roll étaient Memphis et Shreveport. A Minneapolis ils jouaient le Rock'n'Roll du nord-ouest : Dick Dale et les Ventures, les Kingsmen y jouaient beaucoup, les Easy Beats, les Castaways, tous les groupes de surf, des groupes à haute tension. Plein de morceaux de Link Wray comme "Black Widow" et "Jack the Ripper", tous ces morceaux instrumentaux du nord-ouest comme "Tall Cool One". "Flyin' High" des Shadows était un grand succès. Les villes jumelles étaient le fief du surf et du rockabilly - tout ça poussé à dix, avec plein de reverb, des boutons pour le trémolo, tout en [guitares] Fender - des Esquires, Broadcasters, Jaguars, avec des amplis sur des chaises pliantes - même les chaises avaient l'air Fender. Sandy Nelson jouait de la batterie, la chanson "Surfing Bird" est apparue ici un peu plus tard, ça ne m'a pas étonné.

Cela vous a-t-il fait penser à changer de direction ?

J'étais sur un autre chemin, ma conscience avait déjà été redirigée. L'écoute de Lenny Bruce et Lord Buckley, et la lecture de Ginsberg et Kerouac, avaient aiguisé ma sensibilité. Aussi, je traînais avec des gens différents, plus stimulants et avec une plus grande liberté d'esprit, de vrais poètes, des filles rebelles, des chanteurs de folk. C'était un monde avec ses propres règles, à l'écart et détaché du grand public. Le passé m'avait abandonné, je m'étais libéré, je n'allais pas retourner dans cet autre endroit avec des chemises boutonnées et des cheveux en brosse. Sur mon petit tourne-disque portable, j'écoutais Gus Cannon, Memphis Minnie, Sleepy John Estes, ce genre de musiciens. Charlie Poole, aussi, et même Joan Baez. J'étais en quête de mon identité et je savais qu'elle se trouvait là.

Que pensez-vous de Joan Baez ?

Elle était un être à part, presque trop. Elle avait la voix d'une sirène venant des îles grecques, rien que son chant pouvait vous ensorceler. C'était une enchanteresse, on devait s'attacher au mât comme Ulysse et se boucher les oreilles, pour ne pas l'entendre. Elle vous faisait oublier qui vous étiez.

Tout-à-fait au début de votre carrière, vous avez refusé de participer à [l'émission télévisée] Ed Sullivan Show. C'était un spectacle en direct, est-ce que vos amis et votre famille dans le Minnesota attendaient votre apparition, assis devant la télé ?

J'en doute, de toutes façons ils ne connaissaient pas mon nom, je crois même qu'ils ne connaissaient pas mon visage. S'ils avaient vu mon nom dans les programmes, ils ne savaient même pas que c'était moi, le garçon qui vivait près de chez eux.

Beaucoup d'autres compositeurs vous ont cité dans leurs chansons : John Lennon dans "Yer Blues", Ricky Nelson dans "Garden Party", David Bowie dans "Song for Bob Dylan". Ca fait une belle liste, avez-vous un favori ?

"Garden Party".

Dans la chanson "American Pie" de Don McLean, vous êtes censé être le bouffon.

Ouais, Don McLean, "American Pie", quelle chanson ! Un bouffon ? Bien sûr, le bouffon écrit des chansons comme "Masters of War", "A Hard Rain's a-Gonna Fall", "It's Alright, Ma", ça c'est un bouffon. Je pense qu'il parlait d'une autre personne, demandez-le lui.

Tom Wilson est une personne mystérieuse, on ne sait pas grand'chose de lui. Qu'a-t-il apporté en tant que producteur ?

Tom était un amateur de Jazz, il a produit un tas de disques de Jazz, Sun Ra surtout. Un jour je me suis retourné, et il était là. De nos jours on l'appelle producteur, mais à l'époque on ne l'appelait pas ainsi. C'était un A&R, il était responsable de votre répertoire. Je n'avais pas vraiment besoin d'un répertoire car j'avais mes propres chansons, aussi je ne sais pas ce que faisait cet A&R. Il fallait une personne de la compagnie de disques pour communiquer avec l'ingénieur, à l'époque on en laissait pas l'artiste parler avec l'ingénieur. La table de mixage était simple, deux ou quatre pistes. Dans ces temps anciens on venait au studio pour y enregistrer en direct, une prise après l'autre. Si quelqu'un faisait une erreur il fallait recommencer au début, il fallait travailler la chanson jusqu'à ce qu'on ait la bonne version. Personne dans les studios connus ne faisait d'enregistrements à la Brian Wilson ou Phil Spector, à faire sauter des pistes, ou en dégager. Tom avait été éduqué à Harvard, mais il connaissait aussi la rue. Quand je l'ai rencontré il était dans le Jazz, mais il avait un enthousiasme sincère pour ce que je voulais, et il a amené des musiciens comme Bobby Gregg et Paul Griffin pour jouer avec moi. Ils étaient de première classe, ils devinaient ce que je voulais. La plupart des musiciens de studio n'en avaient aucune idée, ils n'avaient jamais écouté de folk ni de blues ni rien de ce genre. Je crois que de travailler avec moi a également fait découvrir des choses à Tom, car après avoir travaillé avec moi il a produit des groupes comme le Velvet Underground et les Mothers of Invention. Tom était quelqu'un d'authentiquement bon, il m'encourageait beaucoup.

Sous quel format écoutez-vous de la musique ? Faîtes-vous du streaming ?

J'écoute des CDs la plupart du temps.

Avez-vous entendu de bons disques récemment ?

Après de Iggy Pop, voilà un bon disque. Imelda May, je l'aime bien. Valerie June, des Stereophonics. J'aime Willie Nelson, et l'album de Norah Jones avec Wynton Marsalis, l'hommage à Ray Charles. J'ai aimé le dernier disque d'Amy Winehouse.

Etiez-vous fan d'elle ?

Oui, absolument. C'était la dernière vraie individualiste.

Quel âge aviez-vous quand votre famille a eu sa première télévision ? Quelles émissions vous ont marqué ?

J'avais 14 ou 15 ans quand on en a eu une, mon père l'a mise à la cave. Ca commençait à 15 heures jusqu'à 21 heures, le reste du temps c'était la mire, un symbole circulaire bizarre. La réception n'était pas très bonne, il y avait de la neige sur l'écran et il fallait sans arrêt ajuster l'antenne pour réussir à voir quelque chose. J'aimais tout : Milton Berle, Sid Caesar, Highway Patrol, Father Knows Best. Il y avait des dramatiques aussi, comme Studio One, Fireside Theatre. Des Quiz aussi : Beat the Clock, To Tell the Truth, Queen for a Day, tous étaient bons. Il y en avait un, You Are There, avec Walter Cronkite, The Twilight Zone, d'autres encore.

Quand vous êtes dans votre bus [en tournée], quelles émissions de télé regardez-vous ?

I Love Lucy, tout le temps, sans arrêt.

Chaque fois que j'allume la chaîne PBS, ils passent un documentaire sur la musique folk, avec toutes sortes de gens de ce mouvement qui parlent de vous, comme si vous étiez les meilleurs amis du monde. Ca ne vous ennuie pas ?

Je ne sais pas, on était peut-être amis, je ne m'en souviens plus.

En 1966 vous aviez la coiffure la plus dingue jamais vue. Auriez-vous pu la gominer pour sortir et que personne ne vous reconnaisse ?

Ouais, mais je n'aurais pas voulu faire ça, je voulais ressembler à Little Richard, ma version de Little Richard. Je voulais une coiffure excentrique, je voulais être reconnu.

Vous avez rencontré John Wayne en 1966, comment cela s'est-il passé entre vous deux ?

Plutôt bien en fait, le "Duke", je l'ai rencontré sur un navire de guerre à Hawaii où il tournait un film, avec Burgess Meredith. Une de mes anciennes petites amies était dans ce film aussi, et elle m'a demandé de passer. Elle m'a présenté à John et il m'a demandé de lui jouer du folk. Je lui ai joué "Buffalo Skinners", "Raggle Taggle Gypsy", et "I'm a Rambler, I'm a Gambler" je crois. Il m'a dit que je pouvais rester si je voulais, et jouer dans le film, il a été sympa avec moi.

"Wagon Wheel" est une de vos vieilles chansons inachevées qui a été reprise et terminée par [le groupe] Old Crow Medicine Show, qui en a fait un succès. Ensuite elle a été reprise par Mumford and Sons, et la version de Darius Rucker a gagné un Grammy. Avez-vous l'intention de l'enregistrer ?

Je l'ai enregistrée, elle est sur un de mes vieux Bootleg Series. Je l'ai enregistrée avec Roger McGuinn, Rita Coolidge et Booker T, dans un studio de cinéma à Hollywood. C'est là qu'ils l'ont récupérée, elle avait juste un autre titre.

Pour parler de Hollywood, c'est là que vous avez fait Triplicate.

C'est exact, au studio de Capitol.

Ce nom Triplicate fait penser à la trilogie de Sinatra, a-t-elle eu une influence sur votre album ?

Oui, par certains côtés, c'est là que j'ai eu l'idée. De toutes façons je pensais aux trilogies, comme l'Orestie grecque d'Eschyle, les trois pièces liées. J'envisageais quelque chose comme ça.

Chacun des trois disques raconte une histoire différente, saviez-vous depuis le début que ça serait comme ça, ou les thèmes se sont-ils révélés au fur et à mesure ?

Les thèmes ont été décidés dès le début dans une mise en scène théâtrale : de grands thèmes, chacun étant incidental pour les survivants et les amants, ou encore mieux, pour la sagesse et la vengeance, ou même l'exil. Chaque disque présage le suivant et je ne voulais qu'aucune chanson ait la prééminence sur une autre. Pas d'histoires ni de souvenirs de vieilles femmes, rien que la dure vie terrestre, avec ses vérités cachées. C'est ma perception.

Avez-vous pensé à tout ça de cette façon précise ?

Non, pas avec ces mots-là, mais je suppose qu'inconsciemment c'est ce que j'ai pensé.

Y a-t-il eu des chansons auxquelles vous avez pensées, mais que vous avez abandonnées car elle ne correspondaient pas à ces trois histoires ?

Oui il y en a eu : "I Cover the Waterfront", "Moonlight in Vermont", "Let's Face the Music and Dance".

Des morceaux que vous aviez abordé d'une certaine façon, et terminé d'une façon complètement différente ?

Non, cela arrive plus souvent avec mes propres chansons. Une paire de fois j'ai choisi une mauvaise approche pour une chanson que je voulais jouer. "Deep in a Dream", je l'ai enregistrée mais ça ne sonnait pas bien, aussi je ne l'ai pas utilisée. Je l'avais abordée d'une façon erronée.

Y a-t-il un vers ou un texte que vous n'avez jamais écrit, mais vous êtes heureux que quelqu'un d'autre l'ait fait ?

Il y en a beaucoup. "The thrill of the thought that you might give a thought to my plea" [Le frisson quand je pense que vous pourriez penser à ma demande], "the stumbling words that told you what my heart meant" [les mots hésitants qui vous racontent ce que mon coeur veut dire], "when you're all alone, all the children grown, and, like starlings, flown away" [Quand vous vous retrouvez seule, que tous les enfants ont grandi, et, comme des étourneaux, se sont envolés]. Je suis content que quelqu'un ait écrit ces vers, car je ne l'aurais jamais fait.

Des années vingt aux années cinquante, la frontière entre les musiques pop, blues, country et jazz, était très souple. Robert Johnson, Jimmie Rodgers, Bing Crosby, Ray Charles, ils ont tous essayé toutes sortes de musique. Pourquoi des barrières s'élèvent-elles entre les différents styles de musique américaine ?

A cause de la pression du conformisme.



Traduction de François Guillez

Site officiel de Bob Dylan


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