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Quelques remarques à propos de John Wesley Harding

Comment on a tué le "vieux" Dylan (sans que rien ne soit révélé)



John Wesley Harding, l'album de Bob Dylan paru en 1968, marque un tournant décisif dans sa carrière. Nous sommes en automne de l'année 1967 (Dylan est en studio pour enregistrer JWH). A cette date-là, Bob a déjà ponctué sa carrière de plusieurs changements majeurs. Dès le début, il a abandonné Bobby Zimmerman, ce fils d'un commerçant juif d'une petite bourgade, en imitant James Dean puis en devenant ensuite Bob Dylan (un clone de Woody Guthrie au départ). En moins de cinq ans, il délaisserait non seulement les chansons d'actualité de sa carrière de protest singer mais aussi la musique folk pour des chansons surréalistes et un son électrifié.

Lors de sa tournée mondiale de 1966, Dylan avait joué avec une prise de risque croissante et irrévérencieuse, en se souciant peu de son esprit et de son corps comme des attentes de ses fans. L'accident de moto du 29 juillet 1966 mit un terme dramatique à cette phase de sa carrière. Dylan était finalement "passé de l'autre côté" et avait disparu, éliminé à ce qui apparaissait alors comme son apogée. Lorsque Bob refit son apparition aux yeux du public dix-huit mois plus tard, il était retourné à un son plus traditionnel, ses angoisses existentielles d'hier s'étaient muées en de modestes affirmations plutôt en-dessous de la réalité. Un groupe de Nashville de deux musiciens l'accompagnait désormais à la guitare.


DES APPROCHES MULTIPLES

Des années durant, les critiques ont tenté d'approcher le sens et l'importance de JWH selon des perspectives variées. Globalement trois catégories, qui peuvent se chevaucher, apparaissent : A - un point de vue largement culturel qui voit les chansons de Dylan autant comme des réflexions sur les mythes et les légendes américaines que sur les modes d'alors ; B - Une perspective religieuse centrée sur le sens des allusions bibliques dans les chansons ; C - Une perspective biographique non-religieuse qui voit dans les chansons et leur récit un écho des événements qui ont marqué la vie de Dylan.

La critique la plus répandue dit de JWH que la simplicité de l'album va à l'encontre des tendances populaires d'alors. L'album peut être perçu comme une critique implicite des valeurs mises en avant dans d'autres productions récentes telles que "Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band" et le "Her Satanic Majesty's Request" des Rollling Stones. C'est cet esprit de contradiction qui valut à Dylan d'être qualifié "d'égotiste" par le critique John Landau (qui admettait par ailleurs avec gêne que ce nouveau Dylan était un homme "modeste").

Landau avait également remarqué l'arrière-fond de gravité dans les chansons de Bob, une tendance nouvelle reposant sur une gamme de jeux moins étendue qu'auparavant. Il pensa que ce sérieux trouvait ses origines dans la guerre du Vietnam, comme si le chanteur avait adopté l'état d'esprit d'un religieux ou d'un objecteur de conscience. Pourtant, des allusions intentionnelles aux événements du jour semblent peu probables. Dans ses "Chroniques", Dylan avoue qu'il était alors peu sensible aux manifestations comme à l'actualité, sa préoccupation majeure étant alors d'être un bon père de famille.

Néanmoins, le thème des conditions de vie aux Etats-Unis dans cette seconde moitié des années soixante est largement sous-jacent dans JWH. Greil Marcus avait dit des chansons de Dylan de la période précédente, les Basement Tapes, qu'elles étaient le reflet de l'inévitable trahison qui découle de l'idéalisme sans fin de la démocratie américaine (89). La décision prise par Dylan de se retirer du monde et de suspendre sa carrière reflète la justesse de cette interprétation. De la même façon, Steven Scobie voit dans ces nouvelles chansons de Dylan l'expression d'une confiance trahie. Certains morceaux qui lancent un appel au pardon illustrent parfaitement ce parti-pris, ainsi les requêtes de Tom Paine dans "As I Went Out One Morning ". Les paroles drainent aussi les larmes, ainsi la réaction du chanteur à la mort du saint dans "I Dreamed I Saw Saint Augustine ". La plupart des personnages des chansons de JWH sont dépeints en état de souffrance ou de misère.

Michael Gray débute son analyse de JWH en soulignant que les personnages de Dylan - un hors-la-loi, un immigrant têtu, un vagabond solitaire et enfin un nigaud avide - tirent leurs caractéristiques des légendes américaines. La brièveté des chansons et leurs descriptions quelque peu allusives exigent de celui qui les écoute qu'il comble les blancs. Gray émet l'hypothèse que Dylan tente (ou à tout le moins c'est ce qui résulte de sa méthode) de mettre en question les plus chers de nos mythes (33-35).

La religion est le second contexte à partir duquel JWH a été analysé. Deux écrivains, Robert Witting et plus tard Bert Cartwright, ont plus particulièrement fait le compte des innombrables allusions bibliques, trouvant des citations dans chaque vers. Dylan, lui-même, a une fois étayé cette hypothèse, en qualifiant JWH de "premier album de rock biblique". Qui plus est les invités de Dylan à cette époque avaient relevé la présence chez lui d'une Bible déposée sur un lutrin pour en faciliter la consultation (à côté d'un ouvrage des paroles de chansons de Hank Williams). Pour finir, à cette même période, Dylan avait fait savoir qu'il connaissait les paraboles bibliques. A un ami qui avait affirmé que Dylan n'avait par l'air d'une personne qui ouvrirait une Bible dans un hôtel pour la lire, Bob avait répondu :
"On ne sait jamais " (Cohen et Traum 273-74)

Se servir de la Bible pour interpréter JWH pose un problème : il faut comprendre ce que chacune des allusions bibliques employées par Dylan veut dire. Cartwright conclut alors simplement que, par cet album, le chanteur a tenté de décrire "son expérience propre et celle de l'Amérique dans le contexte d'un Dieu vivant ". Anthony Scaduto, le biographe de Dylan, affirme avec assurance que JWH est "une version de la Bible par Dylan" qui contient "des chansons écrites comme des paraboles mettant en scène la chute et la renaissance d'un homme… Bob Dylan". L'hypothèse dans son ensemble paraît recevable, mais elle conduit Scaduto à faire quelques interprétations inappropriées. Ainsi son interprétation de "la plus belle demoiselle" dans "As I Went Out One Morning" en laquelle il voit un symbole de la religion institutionnalisée, donc pervertie.

Parmi les essais les plus importants consacrés à Dylan, celui de Steven Goldberg dans lequel il affirme que Dylan le mystique a produit son chef d'oeuvre avec JWH dont il fait l'éloge. Goldberg affirme que le rejet des chansons d'actualité par Dylan en 1964 a été suivi par une période au cours de laquelle Dylan s'est efforcé d'atteindre une transcendance spirituelle qui ne s'est traduit par rien d'autre que de la détresse et une existence isolée. Avec JWH, Dylan retournait parmi les hommes, trouvant le salut dans une forme nouvelle de simplicité et de compassion.

Le critique John Herdman a fait un usage intéressant des thèmes religieux lorsqu'il a décrit l'album de Dylan comme étant celui du "non-savoir", dans son sens spirituel. C'est ainsi que Bob, dans JWH, peut être vu comme étant en quête d'un sens religieux justifiant la vie, une quête qui n'aboutira pas. Et finalement, la plupart des chansons ne parlent pas de la foi, mais selon les mots d'Herdman, elles ont une atmosphère qui dit "l'absence de sens, le vide, le vague, le creux" comme un début de nausée. En conséquence de quoi, Dylan se détourne de la religion pour des certitudes plus traditionnelles : sa famille et la campagne. Et, en effet, l'album se referme sur deux chansons allègres qui semblent aller dans cette direction "Down Along The Cove" et "I'll Be Your Baby Tonight".

Tout comme il l'a fait pour les thèmes religieux, Dylan a laissé des indices clefs de la dimension personnelle de la plupart de ses morceaux. Dans une interview donnée à Scaduto, Dylan a dit :
"Avant d'écrire JWH, j'ai découvert quelque chose sur toutes ces chansons que j'avais écrites plus tôt. J'ai découvert que lorsque j'utilisais des mots comme "il" ou "ça" ou "ils" en parlant des autres individus, je ne parlais en vérité que de moi. Je suis venu à John Wesley Harding avec ce savoir à l'esprit."

JWH peut être vu comme la volonté consciente de Dylan de vouloir adopter un type nouveau de solipsisme qui trouverait son sens en lui-même et en sa famille seule. Pour comprendre ce que JWH porte de composants personnels, il faut avoir connaissance des problèmes avec lesquels Dylan se débattait alors.

A l'été 1966, le rythme fiévreux des concerts de la tournée de Bob avait visiblement laissé des traces, physiques et nerveuses. Quoi qu'il en soit, son manager, Albert Grossman, avait déjà programmé soixante dates de concert pour une tournée qui semblait ne pas devoir s'arrêter. "Tarantula", le livre de Dylan, était en souffrance et les pressions s'exerçaient pour qu'il soit achevé. La célébrité de Dylan, l'adulation que lui vouaient quelques-uns de ses fans (et les condamnations des autres) continuait à prendre de l'ampleur à un rythme apparemment exponentiel. Son accident de moto lui offrit une chance de récupérer. Ainsi que Dylan l'avait dit et redit, le temps des changements était venu.

Par la suite, les mois passés à Woodstock à enregistrer de manière informelle avec le Band peuvent paraître idylliques rétrospectivement, mais les pressions n'avaient pas cessé. A ce moment-là, Grossman était engagé dans la négociation d'un contrat pour un nouveau disque et trois compagnies (et plus particulièrement Columbia et MGM) surenchérissaient pour obtenir ses faveurs. Les négociations autour de ce nouveau contrat piétinaient (en partie à cause de la santé de Dylan et de sa consommation de drogues) et de fait, les tensions que faisaient naître les interrogations sur la capacité de Dylan à demeurer un artiste potentiellement rentable apparaissaient. Bob commençait à prendre connaissance du pourcentage excessif que Grossman recevait. Par exemple, son manager avait pendant longtemps perçu un pourcentage caché sur ce qui revenait en propre à Dylan et on le surprit à facturer à la société de Dylan ses dépenses faramineuses. Le conflit entre Bob et Grossman tenait aussi à d'autres sujets. Son manager n'appréciait pas les nouvelles directions musicales que Dylan avait empruntées.

Dans ce contexte de fortes pressions, JWH traduit une surprenante quiétude musicale, psychologique et spirituelle, comme un antidote à ce qui le faisait souffrir. Il peut être vu comme le miroir du chanteur compositeur sur le "vieux Bob Dylan" et sa recherche "d'un nouveau Bob Dylan" qui, entre autres choses, serait indépendant des pressions commerciales sur les enregistrements et indifférent aux attentes de ses fans. Sur le nouvel album, le nouveau Dylan en germe est particulièrement réservé, comme s'il voulait se dissimuler aux yeux d'un public intrusif et éviter ainsi les erreurs du passé.


LE LIVRET DE L'ALBUM

Dès le commencement, les notes de l'album laissent apparaître très clairement les prises de position de Dylan. Construite comme une fable drôle et mettant en scène des personnages aux noms fantasques, Dylan raconte une histoire qui aurait pu prendre place au nord de l'état de New York. Trois producteurs de disques et hommes d'affaires, figurés par trois rois, arrivent à Woodstock pour rendre visite et faire leurs hommages à Bob ("Frank") qui est accompagné de son épouse Sara ("Véra" ou "la meilleure moitié"). Dylan est également accompagné de Grossman ("Terry Shute") qui est grossièrement croqué comme un insatiable coureur de jupons. C'est ainsi que Véra l'aurait surpris en train de fracturer une commode. Il avait ensuite lâché le tiroir puis "s'était frotté les yeux". Frank, quoi qu'il en soit, fait simplement référence à Shute comme à un homme arrogant.

Après leur arrivée, les trois rois (à l'image des trois compagnies de disques) engagent le débat sur les valeurs de la foi et de la frivolité. Le troisième roi conclut "Frank est la clé" (dans l'histoire, il représente le "nouveau Dylan"). Le personnage de Grossman se lance ensuite dans un court discours, repoussant à l'infini les limites du destin de Dylan, à condition qu'il soit autorisé à agir comme bon lui semble. Tout cela peut aisément être vu comme une parodie de l'obstination et des techniques de négociations attribuées à Grossman. Dylan raconte que Terry Shute "revenant à l'origine des choses fanfaronna" comme suit : "Le pays est en proie à une consommation rampante. Ca a commencé avec ces trois types et ça s'étend au delà. Jamais de ma vie, je n'avais vu une foule aussi bigarrée. Ils méprisent la veuve et maltraitent l'orphelin mais j'ai bien peur qu'ils échouent à conduire la destinée des jeunes gens ; non, pas mêmes eux !"

Dylan (ou Frank) se souciait peu que Grossman et ses pratiques commerciales douteuses le représente. En réalité, Dylan n'avait aucun intérêt à quitter la Columbia, pas plus qu'il ne cherchait à cultiver d'aussi grandes attentes avec ses prochains albums. C'est ainsi que dans cette préface, il se tourne rageusement vers son manager et dit : "Quitte ces lieux, toi, l'homme en haillons et ne reviens jamais !"

Le premier Roi s'adresse ensuite à Franck en disant "M.Dylan a sorti un nouveau disque. Ce disque ne présente que ses chansons et nous avons compris que vous en étiez la clef". Frank répondit qu'il l'était. Il cherche ensuite à confondre et déconcerter ses invités en arrachant sa chemise, et en passant les poings à travers une baie vitrée. Pour finir, une ampoule allumée tombe de sa poche, un rappel de cette ampoule industrielle de grosse taille omniprésente qu'il avait emportée pour une interview à Londres en 1965, comme on le voit dans le film "Don't Look Back ". Un journaliste avait alors demandé : "Quel est votre vrai message ? " à quoi Dylan avait répondu : "Mon vrai message ? Gardez un esprit sain et portez toujours une ampoule", indiquant par là qu'il possédait peut-être quelque secret ou connaissance supérieure.

Dans le récit que fait Dylan, par contraste, il prend l'ampoule et l'écrase, la brisant du pied. Dylan semble vouloir dire qu'il était connu comme étant le messager de certaines idées ou visions, mais qu'il est désormais prêt à étouffer cette idée qui entoure sa voix d'une aura prophétique. En dépit des efforts de Dylan pour (selon les mots de Tim Riley) briser ce statut de demi-dieu, les rois stupides demeurent néanmoins convaincus qu'ils ont un accès privilégié à quelque chose de miraculeux. Ils partent.

A la fin de la fable, Véra, la femme de Frank, demande : "Pourquoi ne leur as-tu pas dit que tu étais un homme modeste, pour les laisser partir sur cette idée ?" Frank conseille la patience. Néanmoins ainsi qu'il est écrit dans les notes du disque, Frank, c'est-à-dire le nouveau Dylan, est la clef.


LES CHANSONS

Clinton Heylin a fourni de nombreux détails sur les trois sessions d'enregistrement de JWH qui ont eu lieu à Nashville en octobre et novembre 1967. A quelques exceptions près qui prennent cependant tout leur sens, les chansons ont généralement été enregistrées (et probablement composées) dans leur ordre d'apparition sur l'album. Elles racontent une histoire sensée qui correspond grosso modo à l'odyssée spirituelle de Dylan durant les quinze mois qui ont suivi son accident de moto.

Robert Shelton, le biographe, fut peut-être le premier à noter qu'il y avait une logique dans la présentation des thèmes de l'album : Il suggére que les chansons de la première face développent l'idée de culpabilité, tandis que celle de la seconde face expriment l'expiation. Les deux chansons country finales, par leur éclat, disent que la grâce est atteinte. Si les chansons ont bien été écrites dans l'ordre d'enregistrement, il est intéressant de noter que la première idole de Dylan, Woody Guthrie, est morte le 3 octobre 1967, deux semaines seulement avant le début des sessions d'enregistrement de JWH. La présence de Woody et les réflexions de Bob sur les débuts de sa propre carrière semblent se cacher derrière de nombreuses chansons de l'album. Plus particulièrement, les pensées de Bob sur Guthrie semblent imprégner les premières chansons que Shelton associe à la culpabilité.


17 ET 18 OCTOBRE : LES PREMIERES SEANCES D'ENREGISTREMENT

DRIFTER'S ESCAPE (L'EVASION DU VAGABOND)

Drifter's Escape, la première chanson enregistrée, est en apparence le récit assez simple de la condamnation d'un homme qui a souffert ("Mon voyage n'a pas été des plus agréables"). Comme dans une nouvelle de Franz Kafka, la lecture du verdict du jury ne suffit pas à faire savoir au narrateur-chanteur ce que l'homme a fait de mal. Le juge endosse un rôle divin, et lui explique qu'il est inutile d'essayer de comprendre, il laisse le vagabond sans réponse. Le jury "réclamait davantage" ce qui était dix fois pire que le procès lui-même. C'est alors que la foudre frappa et le vagabond s'échappa.

Point n'est besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre que le vagabond figure le Dylan des années 1965-1966. Bob était sous pression et insatisfait de la tournure prise par sa carrière. Plusieurs des chansons de cette époque - de It's Alright'Ma en passant par Stuck Inside Of Mobile jusqu'à Sad Eye Lady Of The Lowlands - semblent évoquer une angoisse existentielle ou un ardent désir spirituel. Dylan n'était pas encore accompli et se voyait lui-même comme un pécheur impuissant : "Oh ! Secourez-moi car je suis faible", implore-t-il. Le juge tout puissant ne répond pas. Pendant ce temps, les récriminations du jury (qui semblent figurer ses fans) sont implacables. C'est alors qu'intervient une force extérieure (à l'image de l'accident de moto), et Bob s'échappe tout à la fois de la cour de justice comme du juge. On peut imaginer que ce vagabond s'évadait de sa maison de Woodstock lorsqu'il lisait la Bible ou les chansons de Hank Williams. "Luke le vagabond" était un pseudonyme utilisé par Williams, c'était aussi le titre donné à un de ses albums où les chansons prenaient allure de parabole. Dans ses Chroniques, Dylan confie qu'il adorait cet album.


I DREAMED I SAW SAINT AUGUSTINE  (J'AI RÊVÉ QUE JE VOYAIS SAINT AUGUSTIN)

I Dreamed I Saw Saint Augustine fut la seconde chanson enregistrée. De nombreux critiques ont tenté d'attribuer un sens, s'il y en a un, à cette évocation que fait Dylan d'un personnage historique particulier, un prêtre et philosophe de l'Afrique romaine du nord mort au V° siècle. Paul Williams et Mike Marqusee sont d'avis qu'il n'y a pas de signification ; Bob Shelton (449), Andy Gill (129-130) et Tim Riley (178), tous notent que Saint Augustin a passé sa jeunesse à faire la fête et son livre, Les Confessions, raconte ses années de débauche d'une façon qui a pu parler à Bob. Après cette jeunesse gaspillée, Saint Augustin était devenu l'auteur d'ouvrages de rédemption, un cheminement qui présente des ressemblances avec la "conversion" de Dylan du statut de rock star à celui plus modeste de chef de famille.

Une autre clef de compréhension d'un aspect plus personnel de cette chanson réside dans le premier vers (et dans le titre) ainsi que dans la mélodie qui évoquent une chanson de 1936, "Joe Hill ", un acteur du parti ouvrier et un auteur de chansons qui en 1915 fut exécuté en Utah sur des accusations mensongères. Dans le premier vers de cette ancienne chanson - "J'ai rêvé cette nuit que je voyais Joe Hill, vivant comme vous ou moi", ce qui ressemble à un ou deux mots près au vers de Dylan - Joe Hill apparaît après sa mort pour expliquer qu'il est présent (au moins en esprit) partout où les travailleurs se fédèrent. A cet égard, Joe Hill a beaucoup de points communs avec la fin des "Raisins de la Colère", qui elle-même a inspiré la chanson de Guthrie "Tom Joad".

Woody Guthrie, comme Joe Hill, soutenait activement les syndicats ouvriers, et ses successeurs étaient encore les meneurs dans la tradition de la protest song quand Dylan débarqua pour la première fois à New York. En effet, la première chanson de Dylan fut publiée dans deux magazines : Sing Out ! et Broadside qui étaient parrainés par des associations très proches de Woody. Quoi qu'il en soit, Dylan avait abandonné l'écriture de chansons d'actualité au cours de l'année 1964. La mort de Guthrie semblait donner à Bob l'occasion de revenir à son passé. Comme le reste de la chanson l'indique, il semble regretter son rôle dans la tradition de Joe Hill, de même que la perte des amitiés et des valeurs positives telle qu'identifiées par cette tradition. C'est cette atmosphère qu'évoquerait souvent Dylan, à commencer peut-être par le Bob Dylan's Dream de 1963 (comme Saint Augustin, une autre référence au rêve). Se rappelant ses amis et les jours de sa jeunesse, Dylan concluait : "Dix mille dollars au fond d'un chapeau,
Je les donnerais volontiers si nos vies pouvaient être comme ça. "

Tout comme dans dans les notes de l'album, Saint Augustin peut être compris comme étant le "vieux " Bob Dylan dans son rôle mal ajusté d'un saint guthrie-esque ; le nouveau Bob Dylan étant alors celui qui rêve. Dans la chanson, Dylan imagine son vieux moi, heureux et en bonne santé (avec un manteau en or massif), mais en quête encore des valeurs et du sens de la vie, a priori en toute honnêteté (comme un vagabond, "une couverture sous le bras"). Le vieux Bob Dylan, prophétique au départ, était "vivant, le souffle enflammé". Il paraît maintenant nostalgique. Le nouveau Dylan se rappelle néanmoins que son ancien moi était, comme le vagabond de cette chanson enregistrée plus tôt ce jour là, "dans la misère la plus absolue".

Dans le rêve, Saint Augustin paraît vouloir s'adresser à ses anciens collègues, probablement les chanteurs-compositeurs (Rois et Reines comblés). De même, il serait à la recherche de tous ceux qui pourraient se tourner vers lui en quête d'inspiration et de conseils : "Debout ! Debout criait-il si fort d'une voix sans retenue". Dylan voudrait alerter ses amis sur le risque de se vendre aux démons du matérialisme. C'est probablement trop tard quoi qu'il en soit : Il est " à la recherche des âmes mêmes qui ont déjà été vendues".

Les vers clefs de la chanson, le corps du message de Saint Augustin à ses admirateurs et anciens collègues sont :
Il n'y a aucun martyr parmi vous maintenant
Que vous puissiez prétendre vôtre
Alors poursuivez votre route en conséquence
Mais sachez que vous n'êtes pas seuls

Dylan a ainsi rêvé cette version de lui en prieur, qui s'est retiré de la vie publique et du manque de confort qu'elle lui causait. Il veut que le message soit clair pour ceux auxquels il est destiné : "Les Rois et les Reines comblés", qu'ils sachent qu'ils ne peuvent le suivre, et il leur dit : "Alors poursuivez votre route". Et, en même temps, Dylan veut encourager ses auditeurs et leur faire savoir qu'à un certain niveau, il partage encore leurs soucis. Comme Tom Joad et Joe Hill, le rêve de Dylan apporte ainsi l'image d'une participation spirituelle à la vie des autres ("Sachez que vous n'êtes pas seuls"). Probablement poussé par la mort de Guthrie, Dylan semble nostalgique des jours anciens de leader et membre du mouvement.

Le dernier vers de la chanson nous dit que le "vieux" Dylan (le personnage de Saint Augustin) n'existe plus. Le "nouveau" Dylan, l'auteur des chansons admet qu'il était de "ceux qui l'ont mis à mort". Ce qui vaut à Dylan d'être, au réveil, "seul et terrifié". Il est isolé à Woodstock et sur le point de donner une direction nouvelle à sa carrière musicale. Dans les vers finissant la chanson, Dylan appuie ses doigts contre la vitre, vraisemblablement un miroir, et considère les choix qu'il a dû affronter dans sa vie. Il pleure. Dylan ayant déjà donné de lui une image de martyr, cette conclusion est pleine de suffisance. "Jésus pleurait" figure parmi les vers les plus connus du Nouveau Testament (Jean, 11.35).


THE BALLAD OF FRANKIE LEE AND JUDAS PRIEST (La Ballade de Frankie Lee et Judas Priest)

Cette chanson à rallonge, La ballade de Frankie Lee et Judas Priest, dissimule des éléments très détaillés des événements récents de la vie de Bob. Sur le fond, la chanson, tout comme Saint Augustine, met également en scène la mort de son personnage principal, qui, une fois de plus, joue le rôle du "vieux" Dylan. La chanson peut aussi être vue comme une parabole de la distance grandissante qui s'installe dans la relation entre Dylan ("Frankie Lee") et Albert Grossman ("Judas Priest"). La chanson raconte comment Albert s'est occupé de Dylan, le jeune protégé de Woody Guthrie, et fit de lui un artiste épicurien qui partageait les goûts du vieil homme pour les drogues de bonne qualité et les jolies femmes.

La ballade commence avec le manager, Judas Priest, qui invite Frankie Lee à prendre l'argent dont il a besoin. Judas était, bien entendu, un traître infâme, un nom approprié pour Grossman qui avait été récemment pris la main dans le sac. Et comme le note Wilfred Mellers (156-157), la prononciation de Frankie Lee peut aussi bien être entendu comme "Frank E. Lee ", créant de fait un lien entre "Frank ", le prénom utilisé dans les notes de l'album avec l'un des héros de Bob Dylan, de son propre aveu, à savoir Robert E. Lee, acteur de la guerre civile à laquelle Bob s'intéressait.

Parce qu'il était gêné de prendre de l'argent sous le regard de Priest, Judas dit qu'il attendrait dans un endroit au bas de la route, un endroit qu'il appelle éternité. Frankie pourrait y reconnaître le paradis. Un étranger passant par là cherche plus tard à identifier le personnage de Dylan en lui posant cette question : "Es-tu Frankie Lee, le joueur, dont le père est mort ?". Le père de Dylan n'avait pas encore succombé à la crise cardiaque qui l'emporterait l'année suivante, il se peut donc que Dylan pense là à son mentor et père spirituel, Woody Guthrie, mort deux semaines plus tôt.

"L'endroit au bas de la route" où Judas patiente pourrait aisément figurer Bearsville, la propriété d'Albert, dans laquelle Dylan a longuement séjourné avant d'acheter sa propre maison à Woodstock. Bearsville, sise à la sortie de Woodstock, était devenu le lieu de villégiature de la suite sans cesse plus nombreuse qui entourait Grossman et Dylan. Albert était un homme de grands appétits et il aimait faire étalage de ses possessions et de son pouvoir aux yeux des autres. Il avait abandonné sa tenue de travail et s'était laissé pousser les cheveux, allant jusqu'à ressembler à une version moderne de Benjamin Franklin. Bearsville était notoirement connu comme l'endroit où on pouvait se procurer les meilleures drogues et où gravitaient les femmes les plus belles (Goodman 97).

Dans la chanson de Dylan, Frankie Lee arrive à la maison de tous les plaisirs, aux 24 fenêtres avec "un visage de femme à chacune". Dylan, ou Frankie Lee dans la chanson, tremble à cette vision. Il perd contrôle ("la bave à la bouche") pour finalement succomber à ses tentations érotiques pendant seize jours et seize nuits. Dylan peut vouloir faire allusion à la mésentente croissante entre lui et son manager au sujet de ses droits sur ses chansons lorsqu'il chante : "Frankie Lee…perdit bientôt tout contrôle/ sur tout ce qu'il avait fait". Au 17ème jour, Frankie Lee meurt de soif dans les bras de Judas Priest pour avoir négligé ses besoins les plus élémentaires dans la poursuite des plaisirs offerts par Judas.

Que se passe-t-il ensuite ? L'avant-dernier vers raconte comment le "vieux" Dylan quitte la scène pour laisser place au nouveau Dylan. Sans une rumeur ou une fuite vers la presse, l'enlèvement eut lieu pour de rire (comme s'il s'agissait d'une simple ruse). Le petit garçon, voisin du lieu, est la seule personne qui ne croit pas à cela. Dylan était bien sûr devenu le voisin de Grossman.

Le couplet dit ceci :
Personne n'essaya de dire quoi que ce soit
Quand on l'emmena pour de rire,
Sauf peut-être le petit voisin
Qui le porta vers son repos.
Il ne faisait que marcher seul,
Sa culpabilité si bien dissimulée,
Et marmonnait dans sa barbe :
"Rien n'est révélé".

La chanson se termine sur une succession de morales selon lesquelles "Personne ne devrait être là où il n'a pas sa place" et encore "Il faut aider son voisin à porter son fardeau". Il s'agit probablement d'une diversion pour détourner l'attention de ses auditeurs de l'allusion voilée à la culpabilité du jeune voisin. Quoiqu'il en soit, Dylan s'admoneste lui-même pour n'avoir pas su résister au Paradis donné par Grossman dans "cette maison de l'autre côté de la rue".

A la fin, Frankie Lee meurt afin que le "nouveau" Dylan renaisse. Par le passé, Dylan a utilisé des techniques similaires pour décrire sur un mode symbolique l'évolution de ses différents "moi" et le remplacement de l'un par l'autre. "It's All Over Now Baby Blue" en offre un exemple en ce qu'elle est écrite en janvier 1965 au moment où Dylan vient juste de commencer à enregistrer avec des instruments électriques. Comme "Frankie Lee and Judas Priest ", elle marque la fin d'une époque et le besoin d'un nouveau départ. Il n'est pas si difficile d'imaginer, au moins en partie, que Bob peut aussi être en train de se parler à lui-même quand il s'adresse au personnage de "Baby Blue". Un vers clef décrit un orphelin armé : "Ton orphelin se tient là-bas, fusil en main/ Pleurant comme un feu dans le soleil ". Comme le personnage de Saint Augustin, l'orphelin parle d'un souffle enflammé. Son besoin de s'exprimer est intense, comme un feu dans le soleil. Il n'est plus un chanteur révolté, il est destiné à renaître sous les traits d'un existentialiste "branché".

Dylan était conscient que, dès lors qu'il se réinventerait, il "tuerait" le vieux Dylan (à l'origine Robert Allen Zimmerman). Le vieux Dylan (Zimmerman au départ) avait, quoi qu'il en soit, donné sa nouvelle identité. En créant une nouvelle identité, il jouait en quelque sorte le rôle du père du fils nouveau-né. En remplaçant le "vieux" Dylan, le "nouveau" Bob Dylan devenait alors comme Œdipe, tuant son père et devenant orphelin. Dans "Baby Blue", l'arme au poing, Dylan était l'instrument de son statut d'orphelin. Dans "Frankie Lee", un jeune garçon portait au dehors le "vieux" Dylan.

Expliquer l'évolution de Dylan vers ses identités successives par l'usage des métaphores dans les mythes grecs peut paraître tiré par les cheveux. Néanmoins, il ne fait pas de doute que Dylan a pensé à lui de cette façon-là. Il l'a suffisamment dit dans Tarantula. Dans ce livre, il a même laissé entendre qu'une ou plusieurs de ses incarnations antérieures continuent d'exister à la façon des fantômes. Dans une épitaphe fictive pour l'une de ses identités, il a écrit :
"Ici Repose Bob Dylan/(…) tué par un Œdipe abandonné/ qui traînait alentour/ pour épier un fantôme/ & qui a découvert que/ La fantôme lui-aussi/ était plus qu'une seule personne ".
Le sens est clair si l'on comprend que seul le "vieux" Dylan a été tué et que le "nouveau" Dylan qui l'a tué est ici cité sous les traits d'Œdipe.


LES SESSIONS DU 6 NOVEMBRE

Après avoir enregistré trois chansons dominées par des réflexions et des images des circonstances précédant sa retraite à Woodstock, Dylan revint à Nashville le 6 novembre et enregistra cinq chansons qui, globalement, s'interrogeaient sur : "Où en suis-je maintenant ?" et "Que va-t-il se passer ?". Les chansons suivantes suggèrent d'une manière apeurée que l'émergence du "nouveau" Bob Dylan peut s'accompagner des tourments de la naissance. D'autres chansons exposent sous forme de parabole les nouvelles règles que le chanteur devra suivre (ou les erreurs qu'il devra éviter).


ALL ALONG THE WATCHTOWER (Tout au long de la tour de guet)

La première chanson enregistrée début novembre fut All Along The Watchtower. Elle commence par un dialogue entre deux personnages : le bouffon et le voleur qui, ainsi que Stephen Scobie l'a largement exposé, peuvent être considérés comme des aspects symboliques du personnage de Dylan (de même que les mythes émanent de la figure universelle du "truqueur" selon Scobie). L'universitaire Aidan Day, comme Scobie, voit le bouffon et le voleur comme les différentes facettes d'une seule personne, engagée dans un "dialogue avec lui-même" sur les thèmes de la créativité et des affaires. Il a probablement raison. Le temps du changement est venu, temps pour Dylan d'échapper à une mauvaise situation et de la remplacer par une autre. "Il doit y avoir un moyen de sortir d'ici, dit le bouffon au voleur". Le voleur essaye de calmer le bouffon, lui rappelant que beaucoup ici parmi eux "pensent que la vie n'est qu'une farce" avant d'ajouter porté par l'espoir : "Mais toi et moi nous sommes passés par là et ce n'est pas notre destin".

Scobie et Day, et plusieurs autres critiques littéraires modernes qui travaillent dans la tradition du structuralisme moderne, évitent soigneusement les questions de la paternité historique et des desseins artistiques dans leurs interprétations de la chanson (du moins c'est ce qu'ils prétendent). Les mots seuls, disent-ils, donnent le sens de la chanson. Mais il est pourtant facile de voir le Dylan historique dans les figures du bouffon et du voleur. Il avait commencé sa carrière comme une espèce de voleur, copiant les styles de Woody Guthrie et de bluesmen du Sud. Il "empruntait" très librement des mélodies pour ses propres compositions. Il a peut-être même fait allusion à lui dans le rôle du voleur de "Sad Eyed Lady Of The Lowlands" lorsqu'il s'adresse à sa muse dans ces termes : "Tu es maintenant avec ton voleur, il t'a libérée sur parole". Dylan était tout autant un bouffon, particulièrement dans ses interviews et dans ses écrits libres. Cet aspect de son personnage est également associé à la drogue, ses piques cyniques et son groupe d'amis conspirateurs, de Boston à l'origine, en particulier Bobby Neuwirth.

Ses soucis concernant le monde des affaires lié à la musique semblent avoir précipité la crise de Dylan : "Les hommes d'affaires boivent mon vin, les laboureurs creusent ma terre ". De toute évidence, les managers et autres personnels s'enrichissent sur le travail de Dylan : son sang et ses larmes subissent la transsubstantiation en vin, à l'image du Christ. Les "laboureurs " (qui peuvent être ces artistes qui font des reprises de Dylan, ou encore les maisons d'édition qui possèdent les droits sur les chansons) filtrent son travail à leur avantage. Depuis la tour de guet, les "princes " patrouillent la forteresse. Ils se rapprochent peut-être de ces "Rois et Reines" que Dylan (dans le rôle de Saint Augustin) avait pris à parti et avertis. Il était trop tard pour eux (leurs âmes avaient déjà été vendues). Dans All Along The Watchtower, les princes semblent également avoir été comme co-optés par l'industrie.

On a déjà beaucoup parlé, et avec raison, du parallèle étroit qu'on peut établir entre les images de la chanson et celles du livre d'Isaïe (21.8-9) dans l'Ancien Testament - y compris l'utilisation par Bob de la tour de guet et des deux cavaliers. Il devient tentant de donner à Dylan le rôle d'Isaïe, celui d'un prophète américain qui prédit la destruction d'une société à cause de ses péchés, un rôle assez proche de celui que Dylan se donne en tant qu'auteur de "A Hard Rain Is A Gonna Fall". On note par ailleurs cette tendance de Dylan à se parler à lui-même sur ce besoin de changer sa vie et sa carrière. L'allusion aux prophéties sert à souligner l'inévitabilité d'un changement radical, et à associer peut-être ce changement radical, comme le prophète Isaïe, aux comportements coupables et vénals des autres.


JOHN WESLEY HARDING

Si All Along The Watchtower dit que les choses doivent changer dans la vie de Dylan, la chanson qui a été enregistrée ensuite, John Wesley Harding, apporte quelques éléments sur la posture adoptée par Dylan désormais. Elle est censée parler du hors-la-loi John Wesley Hardin, dont Dylan paraît avoir sciemment modifié l'orthographe du nom. Pour cette raison, Anthony Gill prétend que Dylan ne parle pas d'un personnage historique particulier mais plutôt du mythe du hors-la-loi en général (127.28). Dans une interview accordée à Jan Wenner, Dylan ne fait rien d'autre que confirmer cette hypothèse lorsqu'il affirme avoir choisi ce nom simplement parce qu'il "collait au tempo" (354).

A la différence du vrai Hardin, le hors-la-loi de Dylan "était l'ami des pauvres" et "on ne l'a jamais vu faire de mal à un honnête homme". Cela fait du personnage un successeur évident du Pretty Boy Floyd de Woody Guthrie qui commettait des vols à main armée mais sauvait les pauvres menacés de saisie immobilière par des banquiers armés de stylos. Dans l'une de ses premières chansons, "Hard Times In New York Town", Dylan faisait allusion à la description de Floyd par Woody : "Un très grand homme (Woody Guthrie) a dit une fois/ que certaines personnes vous volent avec l'encre de leur plume". John Hardy était un autre hors-la-loi qui suscitait l'intérêt de Dylan ; son nom est manifestement proche de John Wesley Harding. Au moment où l'album de Dylan était bouclé, le producteur de disques Milt Okum préparait une anthologie regroupant les partitions des chansons favorites des chanteurs de folk. Dylan fut sollicité. Il choisit le traditionnel "John Hardy" qui, soit dit en passant, utilisait la même mélodie que celle reprise par Woody Guthrie pour son "Tom Joad " (inspiré des Raisins de la colère de Steinbeck).

Dylan se voyait lui-même comme une espèce de hors-la-loi. Tim Riley a écrit que le Harding de Dylan, comme le chanteur, était "un bandit armé en exil qui faisait soudain son retour en ville, descendait de sang-froid le camp du showbiz psychédélique de quelques phrases définitives et chevauchait au soleil couchant avec sa femme en selle" (172). La chanson elle-même permet d'établir un parallèle étroit entre Dylan et ces hors-la-loi mythiques. Si de nombreux traits caractéristiques donnés à Harding par Dylan n'ont probablement pas de contrepartie directe dans la biographie du chanteur, il n'en reste pas moins que certains vers traduisent la volonté de Dylan de mettre l'accent sur ce qu'il est. Ainsi :
"Dans tout le pays
Il a ouvert bien des portes…
Sa dame à ses côtés
Il prit position.
Et aucun homme
N'aurait pu le traquer ou l'enchaîner
On ne l'a jamais vu
Commettre la moindre erreur. "

On peut y voir une description de Dylan qui a "ouvert des portes" en révolutionnant l'écriture des chansons à thème, qui a inventé le folk-rock et qui a ouvert la voie des chansons mêlant l'intime et le surréaliste. Il sait cela mais parle ensuite de sa retraite forcée aux côtés de sa femme. Il avait pris cette décision et personne ne pouvait le trouver. Il a échappé à la traque pendant des années et il est devenu un reclus. Utilisant Harding comme un substitut, il met les critiques en garde : "Ne bradez pas Dylan trop vite, il n'a jamais commis la moindre erreur ".


AS I WENT OUT ONE MORNING (Comme je sortais un matin)

As I Went Out One Morning fut la chanson suivante de cette session. Elle contient des éléments biographiques qui ne semblent pas entrer dans la séquence narrative de Dylan au moment de l'enregistrement. Comme "Saint Augustine", la chanson peut être vue comme une réflexion sur des aspects de la carrière de Dylan avant sa retraite à Woodstock. Ce n'est pas par hasard qu'elle suit "Saint Augustine" sur l'album.

Dans "As I Went Out One Morning", Dylan est tout d'abord décrit comme "sortant pour prendre l'air près de chez Tom Paine". Cela ressemble à une allusion à l'association de Dylan au mouvement de la protest song, plus particulièrement en 1962 et 1963. Le vers est peut-être une allusion plus précise à Joan Baez et son cercle d'amis et de fans. En 1963, Dylan et Baez avaient commencé une série de tournées programmées en duo, portés par le succès de "Blowin' In The Wind" et "With God On Our Side". La toute nouvelle célébrité de Dylan atteignait son apogée et en décembre 1963, il était récompensé du prix Tom Paine par l'association luttant en faveur des droits civils (ECLU : Emergency Civil Liberties Union). Clark Foreman, un ami proche de Baez et de sa famille, autrefois membre de l'administration Roosevelt, était alors à la tête de l'ECLU. Bob prononça un discours lors du dîner de bienfaisance organisé en son honneur et au cours duquel sa récompense devait lui être remise.

Le discours de Dylan à l'ECLU fut un désastre (entre autres choses, il affirma qu'il voyait un peu de lui en Lee Harvey Oswald, l'assassin du Président Kennedy). Les biographes expliquent généralement ce discours comme un résultat des tensions nerveuses de Dylan et de sa surconsommation d'alcools. A un autre niveau, le discours comprenait également des signes montrant que Dylan ne suivrait plus longtemps les meneurs des Droits Civils et le mouvement des protest songs. Au lieu de cela, il prendrait une direction nouvelle et suivrait sa propre muse. En dépit de sa toute nouvelle déclaration d'indépendance, Joan serait encore désignée comme étant sa muse, leur liaison et leur tournée se poursuivirent tout au long de 1964.

La muse de ces jours passés (ces jours datant de Tom Paine) est décrite comme "la plus belle fille qui ait jamais marché enchaînée". En plus des chaînes, d'autres vers concernant cette demoiselle nous révèlent que "Je lui ai offert ma main, elle m'a pris par le bras". La relation apparaît d'emblée installée dans le déséquilibre. La demoiselle est peut-être, à certains égards, une référence à Joan qui était engagée dans le mouvement des Droits Civils et des réformes sociales avec une grande pureté mais à laquelle, selon Dylan, l'imagination et l'empressement faisaient défaut dès lors qu'il fallait faire l'expérience de la vérité spirituelle. La liberté ainsi obtenue par le jeu politique n'est, à la fin, pas la même que celle qui ouvre les portes de la perception et qui donne à faire l'expérience de la liberté comme un état d'esprit.

Cette si belle demoiselle qui a si fermement pris possession de Dylan peut également être l'évocation d'autres figures, celle des muses qui dominaient les chansons de Dylan avant son retrait. Comme la Reine de Pique dans "I Want You" ou la "Dame aux yeux tristes des basses terres", elle semble être fermement agrippée à Dylan et a échangé la promesse secrète de l'accepter en échange de son asservissement à elle seule. Avant son accident de moto, Dylan semblait avoir le sentiment qu'il était réduit à l'esclavage par ses muses tout comme Baudelaire l'était par ses maîtresses. Dans "She Belongs To Me" par exemple, Bob décrit comment on commence l'aventure debout, pour la finir "à genoux à regarder par la serrure". Dans cette chanson encore, l'envoûtante enchanteresse est décrite accumulant les âmes comme une propriétaire d'un magasin d'antiquités ("Elle collectionne, elle hypnotise/ Tu es une antiquité ambulante ").

Dans le couplet final de "As I Went Out One Morning", Tom Paine fait son apparition pour défaire l'emprise du personnage figurant la muse. Le vrai Tom Paine, qui symbolise la vraie liberté, comprend que la liberté de Dylan est importante. Dans les vers refermant la chanson, Tom Paine présente des excuses : "Je suis désolé Monsieur, dit-il/ Je suis désolée de ce qu'elle a fait". Dylan suit un autre sentier désormais, il n'est plus au service de son ancienne maîtresse ou muse.


I PITY THE POOR IMMIGRANT (Je plains le pauvre immigrant)

I Pity The Poor Immigrant et "I Am A Lonesome Hobo" sont les deux dernières chansons enregistrées lors de ces séances. Il s'agit de paraboles, de simplicité équivalente, qui mettent vraiment en garde sur ce qu'il ne faut pas faire dans la vie. Les deux présentent la corruption et l'attachement aux choses matérielles comme étant de fausses valeurs. En conséquence, l'auditeur sera tenté de voir ces deux chansons dans le cadre de la dispute de Dylan avec son manager, mais il y a également d'autres niveaux de lecture. Cartwright, par exemple, identifie Dieu dans la voix narratrice de "I Pity The Poor Immigrant" et ce en raison de l'usage apparent que fait Dylan d'une suite de citations du Lévitique, verset 26, qui fait allusion au destin de chaque juif entêté au moment où, immigrant vagabond, il "me tourne le dos" (à moi, Dieu). Toujours à propos de cette même chanson, Scaduto pense que Dylan peint un tableau du monde corrompu des affaires, champ de bataille de l'orgueil où combattent "ceux qui ne voient pas", puis le verre se brise, et l'immigrant voit alors que sa vie a été gâchée (255-256). La chanson peut également être en partie un avertissement que Dylan se lance à lui-même pour ne pas être comme cet immigrant. De nombreuses chansons de JWH, de "Saint Augustine" à "Dear Landlord", font allusion aux dangers d'un asservissement aux richesses matérielles.


I AM A LONESOME HOBO (Je suis un vagabond solitaire)

De nombreux critiques voient dans cette chanson I Am A Lonesome Hobo quelque chose de la vie de Dylan. Dans cette chanson, le narrateur explique qu'il a violé les codes moraux en échange de sa prospérité : "J'ai touché à la corruption/ Au chantage et à la tromperie". En conséquence de quoi, il a perdu toute sa famille et ses amis et est contraint d'errer dans la honte. A la fin cependant, la vagabond solitaire semble enfin accéder à la sagesse et en fait usage pour alerter les autres : "Demeurez libres de toutes jalousies mesquines/ Ne vivez sous la loi d'aucun homme" et ne jugez pas les autres. L'année précédant son accident, Dylan avait apparemment enfreint quelques-uns de ces préceptes qu'il avançait. Lors des interviews par exemple, il s'affichait comme un existentialiste forcené qui supportait difficilement les imbéciles.

"I Am A Lonesome Hobo" semble frappé de mélancolie, il suggére notamment que la vie du chanteur pourrait prendre fin ("Bientôt je serai parti"). Pourtant il est très probable que cette référence à la mort évoque simplement, comme dans "Frankie Lee", la perte d'une identité. A l'image de "Saint Augustine", ces courtes paraboles sont tristes et nostalgiques en ce qu'elles évoquent les erreurs du passé et les opportunités manquées. Elles peuvent également être vues comme des contes effrayants sur le thème de l'obligation à renaître en un "nouveau" Bob Dylan, dans un changement radical et irréversible comme le saut d'une falaise. En 1967, à l'âge de 26 ans, le "vieux" Dylan devait mourir : "Ma vie se termine exactement là où la vie d'un autre homme peut commencer". Là où prend fin la vie du vieux Dylan, commence celle du nouveau Dylan.


L'ENREGISTREMENT DU 21 NOVEMBRE

WICKED MESSENGER (Le méchant messager)

C'est toujours à Nashville, le 21 novembre, qu'eurent lieu les derniéres sessions d'enregistrement de JWH. Le premier morceau, The Wicked Messenger, reste fidèle à la forme des paraboles qui avaient refermé la précédente session, le méchant messager figurant (une fois de plus, à un certain niveau) le "vieux" Bob. La chanson est embrouillée et peut-être pas aussi profonde que certains critiques se sont risqués à le dire. Plusieurs allusions bibliques sont importantes. Les Proverbes 13.17 annoncent qu'un messager méchant (ou tout simplement "mauvais " pour d'autres traductions) a semé la discorde (un bon messager apporte la guérison). En général, lorsque Bob lançait de mauvais messages, il s'attirait des ennuis.

Le message du vieux Bob existentialiste ou punk dans l'esprit était souvent "la vie n'a pas de sens", comme dans It's Alright Ma (I'm Only Bleeding). Dans cette chanson, Dylan décrit l'absence de sens de l'existence, cette "obscurité immense" qui même "lorsque midi éclate" éclipse tout à la fois le soleil et la lune. Il n'y a vraiment rien à comprendre : "Comprendre. Tu sais très vite/ Que ça n'a pas de sens d'essayer". Ce genre de message avait fait de Bob un méchant messager.

Dans la chanson de Dylan, le méchant messager ne parle pas, il ne fait que flatter. Si ces quelques lignes peuvent vouloir dire que les vieilles chansons de Dylan étaient quelque part obséquieuses et trompeuses, elles peuvent également évoquer la propension notoire de Dylan à s'engager dans la séduction : un mauvais messager qui a sombré dans la farce. Cette hypothèse est confirmée par les quelques chansons qui suivent. Quand le messager funeste lit cette note : "La plante de mes pieds, je jure qu'elle brûle", il fait probablement allusion aux Proverbes 6.28 qui est, pour partie, une admonestation contre l'adultère (tu ne peux l'empêcher : si tu marches sur du charbon, tu te brûleras les pieds). L'image du "vieux" Dylan qui émerge alors est celle d'un coureur de jupons malicieux qui sent que la vie n'a pas de signification. A un niveau plus symbolique, celui du mauvais messager, il a jadis "séduit" le public pour qu'ils pensent qu'il était une sorte de prophète.

Le dernier vers ouvre la chanson. Dylan se confronte au jugement de "ceux qui l'ont affronté" faisant par là peut-être allusion aux fans en colère qui l'affrontèrent pendant sa dernière tournée. Ils l'exhortaient à apporter de bonnes nouvelles, ou à ne rien apporter du tout. Tout cela a sonné comme une révélation libératrice pour Bob : Cela "a ouvert son cœur". Paul Williams pense que ce dernier vers est sarcastique et amer, car Dylan le poète a rarement été sensible aux conseils donnés par son public (246). Le devoir du poète, dit Williams, est de dire la vérité. Mais les deux chansons enregistrées ensuite (et les années à venir dans sa carrière avec Nashville Skyline et Self Portrait) racontent exactement ce qui s'est passé.

Down Along The Cove (Descendant la vallée) et I'll Be Your Baby Tonight (Ce soir, je serai ton chéri) sont des chansons heureuses d'un homme modeste. Au lieu de chercher une transcendance ou le sens de la vie, il recherche l'intégrité qu'il trouve auprès de sa femme.


DEAR LANDLORD (Cher Propriétaire)

Dear Landlord fut la dernière chanson enregistrée pour JWH, une chanson appropriée. Pour finir, Dylan semble dire "Voici mon album terminé, ne le jugez pas trop sévèrement". On a le sentiment que Dylan demande à ses conseillers et plus particulièrement à son manager de lâcher du lest (un manager qui avait littéralement été le propriétaire de Dylan, lui offrant un usage gratuit de son appartement sur Gramercy Park et de sa maison de campagne à Bearsville) :
"S'il te plaît, ne mets pas mon âme à prix
Mon fardeau est lourd
Mes rêves sont incontrôlables"

Dylan poursuit par une promesse de travailler dur :
"Quand la sirène de ce bateau à aube retentira
Je te donnerai tout ce que j'ai"

Dylan reproche aussi à son manager de poursuivre sa quête d'avantages matériels, faisant peut-être allusion aux négociations menées pour le récent album. Il compare Grossman à lui-même qui, en toute conscience, avait pris la décision de ne pas assurer sa richesse au bénéfice des autres aspects de sa vie. Après avoir expliqué qu'il a sans doute trop travaillé, pour tout avoir, très vite, Dylan poursuit : "Quiconque peut remplir sa vie/ De choses qu'il voit mais ne peut toucher ". En justifiant cette nouvelle direction, il conclut modestement que "chacun de nous a un don particulier/ Et si tu ne me sous-estimes pas/ Je ne te sous-estimerai pas". Ce furent les derniers mots de la dernière session d'enregistrement.

***

Examiner les chansons enregistrées pour JWH dans leur ordre d'enregistrement, et dans leur ordre de composition probablement, permet de raconter l'histoire d'une importante période de transition. L'ordre a été revu pour l'album final, et l'ordre nouveau fait sens lui aussi. Chaque face commence avec une chanson de "présentation". Dylan apparaît sous un jour favorable dans "John Wesley Harding" ("Il n'a jamais commis la moindre erreur") comme dans "Dear Landlord" ("Il a un talent particulier et travaille dur"). La face 1 présente aussi des réflexions sur les années passées, qui se sont terminées par son accident de moto ("Drifter's Escape"). La face 2 regroupe des paraboles annonçant un changement imminent et apporte des règles de vie à suivre pour cette nouvelle existence. L'album se termine sur deux chanson composées par le "nouveau" Dylan : "Down Along The Cove" et "I'll Be Your Baby Tonight". Ces deux dernières chansons donnent le ton des prochaines années. Dans cette perspective, comprendre Frank (le nouveau Dylan) constitue effectivement l'élément clef.



Cet article écrit par James Dunlap a été publié dans le fanzine Isis no.120 d'avril-mai 2005
et est retranscrit ici avec l'aimable permission de Derek Barker.



Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.




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