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" UNE MORT SOLITAIRE " EN HERITAGE, PAR IAN FRAZER

MOTHER JONES, NUMERO DE NOV-DEC 2004



Sans la chanson écrite par Bob Dylan, le meurtre d'une servante de couleur noire par un homme du monde armé d'une canne aurait depuis longtemps été oublié

Connaissez-vous le morceau de Bob Dylan intitulé " The Lonesome Death of Hattie Carroll " ?
Si vous en possédez un enregistrement sur cd ou sur un autre support, écoutez-le sans attendre. Si vous n'avez pas ce morceau, ou si vous ne le connaissez pas encore, sachez qu'il évoque le meurtre d'une servante noire appelée Hattie Carroll tuée à coups de canne lors d'une réception au Baltimore Hotel par William Zantzinger, un jeune homme élégant de la bonne société de cette ville.

Dylan n'avait que 22 ans lorsqu'il écrivit cette chanson. Les paroles, inoubliables dès la première écoute, illustrent la puissance d'écriture qu'il avait à l'époque :

William Zanzinger a tué la pauvre Hattie Carroll
D'une canne qui tournoyait entre ses doigts bagués

C'est elle qui est morte assommée d'une canne
Qui fendit les airs et traversa la pièce,
Destinée et résolue à détruire les innocents.

Dylan chante que Zantzinger " a tué sans autre raison que l'envie qui s'est soudain emparée de lui ".

Lors de sa comparution au procès, Zantzinger, inculpé d'homicide volontaire, se vit punir d'un emprisonnement de six mois par un juge qui énonça la sentence d'une élocution forte, engoncé qu'il était dans sa robe de magistrat. La chanson se referme sur cette injustice appelant " ceux qui raisonnent sur la honte et qui critiquent la peur, à sortir leur mouchoir car le temps est venu de pleurer ".

La chanson souffre de quelques erreurs. Dylan maltraite l'orthographe du nom du meurtrier, en oubliant le " t ", peut-être délibérément pour dire son mépris, à moins qu'il ne veuille appuyer les sonorités cinglantes et sarcastiques du " zs ".

L'arrestation et le procès de Zantzinger a pour le moins été plus complexe que la chanson le laisse entendre. La police arrêta Zantzinger durant le bal pour sa conduite irrespectueuse - il avait bu beaucoup trop d'alcool - et pour son agressivité envers les employés de l'hôtel, sans qu'il soit particulièrement fait mention d'Hattie Carroll au sujet de laquelle les services de Police ignoraient encore tout. Les charges d'homicide retenues contre Zantzinger apparaîtront le lendemain, après la mort de Hattie Carroll à l' Hôpital de la Miséricorde des suites de ses blessures. Le médecin légiste établit que les artères d'Hattie Carroll étaient bouchées, que son cœur était dilaté et que sa pression sanguine était trop forte. Il ajouta qu'elle ne présentait pas de traces de coups de canne et qu'elle était morte d'une hémorragie cérébrale déclenchée par le stress dans lequel l'avaient plongé les injures et l'agressivité de Zantzinger.

Le rapport du médecin légiste amena les juges de la cour administrative du Maryland à modifier les charges retenues contre Zantzinger qui ne fut non plus accusé d'homicide volontaire mais involontaire. Zantzinger fut reconnu coupable de cela et de voie de fait, mais non de meurtre.

Les juges ont probablement pensé qu'ils avaient été justes. Ils déboutèrent les arguments de la défense au motif que la santé chancelante d'Hattie Carroll ne permettait pas d'affirmer que la mort avait été causée par l'agression mais qu'au contraire elle avait pu survenir naturellement.

Les juges virent en Zantzinger un jeune homme immature sous l'emprise de l'alcool. Ils le tinrent cependant pour responsable de la mort d'Hattie Carroll, admettant que ni l'état de santé d'Hattie Carroll, ni l'ignorance du Zantzinger sur le sujet ne pouvaient constituer une excuse. Ils jugèrent que la canne, qui pouvait être perçue comme un accessoire seulement, pouvait être également considérée comme une arme véritable capable de tuer. La sentence ne varia pas et Zantzinger écopa d'un peine d'emprisonnement de six mois, une peine plus longue lui aurait valu d'être emprisonné dans une prison d'état où les juges craignaient que l'accusé se heurte à l'hostilité des noirs, ce qui aurait signifié pour lui une fin presque certaine (selon le New York Herald Tribune)

Zantzinger s'acquitta de ces six mois d'emprisonnement à la prison du Comté de Washington. Le juge lui accorda quinze jours de délai avant l'application de la peine afin qu'il pût s'occuper de sa récolte de tabac. Apparemment des dispositions semblables n'avaient alors rien d'exceptionnel pour tous les fermiers touchés par une condamnation.

Aujourd'hui encore, j'aime écouter les vieilles protest songs de Dylan. Elles constituent un espace préservé au cœur des radios dévouées au marché et à ses paillettes, un monde dans lequel Dylan lui-même parade pour la lingerie de Victoria's Secret. Il peut être fier de " The Lonesome Death Of Hattie Carroll ". Depuis sa composition en 1964, il l'a fait paraître sur un cd regroupant ses meilleurs titres (Biograph) ainsi que sur un cd regroupant des titres joués en concert. La chanson fait également partie du répertoire qu'il joue en tournée, une vaste diffusion qui a touché un grand nombre d'auditeurs pendant ces années. De la longue et triste liste des victimes du racisme, d'Emmet Till à Amadou Diallo, trop de noms sont oubliés sitôt qu'une nouvelle information survient. La poésie de Dylan a gravé le nom ainsi que la triste histoire et la solitude de la mort d'Hattie Carroll dans l'esprit des gens.

Dylan dit d'Hattie Carroll qu'elle était " une domestique de 51 ans, qui servait à table, ramassait les déchets et vidait les cendriers sans que jamais elle put prendre place à un coin de cette table". D'elle, il ajoute qu'elle " était la mère de dix enfants ".
De Zantzinger, il donne l'âge, 24 ans, et nous indique qu'il " est le propriétaire d'une ferme de six cents acres produisant du tabac ". C'est en connaissance de cause que j'ai souligné l'emploi des temps de conjugaison du verbe être.

Hattie Carroll s'impose comme la plus journalistique des chansons de Dylan, très contemporaine des événements qui occupaient alors les colonnes des faits divers.

Hattie Carroll mourut le 9 février. Zantzinger fut incarcéré le 15 septembre et Dylan enregistra la chanson à New York le 23 octobre de cette année 1963. La prégnance immédiate du morceau m'a conduit à m'interroger sur ce qui se passe aujourd'hui et sur les conséquences que cette chanson a pu faire naître.

Je me suis interrogé par exemple sur Willliam Zantzinger. Que lui est-il arrivé ? Est-il toujours fermier aujourd'hui ? Zantzinger est un type surprenant. Beaucoup connaissent son nom dans la zone semi-rurale du Maryland où il vit. Prononcer son nom suscite une réaction immédiate de gens dans l'immobilier, les antiquités, le droit, ou la police. Certains ne veulent pas parler de lui, ou lorsqu'ils le font ne veulent pas être cités. D'autres secouent la tête en riant comme s'ils n'en avaient jamais entendu parler. Aucun ne demande jamais qui il est. Beaucoup disent du bien de lui, le décrivant comme poli et souriant, le portrait du bon ami. Du fait de la chanson de Dylan, de nombreux journalistes viennent au Comté de Charles dans le Maryland pour voir ce qu'est devenu Zantzinger. Ils sont tout comme moi très surpris de constater qu'il est difficile à cerner.

A sa sortie de prison en 1964, Zantzinger rejoignit sa famille dans sa ferme. Il était marié et père de deux enfants, deux jeunes garçons (lors de ce bal sa femme, Jane, avait été accusée de coups et blessures sur un agent dans l'exercice de ses fonctions). La ferme est appelée " West Hatton ". L'habitation principale, un manoir en briques à trois étages, s'ouvre sur la rivière Wicomico par un large porche rythmé par les piliers le soutenant. Cette maison fut construit en 1790 par un vétéran de la guerre d'Indépendance. Les parents de Zantzinger ont eux aussi habité cette ferme : Les ancêtres de son père comptent parmi les plus anciens colons blancs du Maryland, et ceux de sa mère, d'un gouverneur de cet état. Les pelouses et les prés s'étendent le long de la rivière devant les maisons ou les boutiques, affirmant l'identité du Maryland comme " terre du tabac ". Les voisins des Zantzinger avaient un espace si vaste qu'il permettait de chasser à courre le renard. Zantzinger adorait chasser le renard et quelques uns des articles de 1963 le présentaient d'ailleurs comme un " chasseur ". Les Zantzinger appartenaient à la petite noblesse locale. Il travaillait ses terres avec ses employés et buvait à l'occasion quelques verres dans les bars alentour avec des noirs comme avec des blancs.

Un beau jour, Zantzinger vendit sa ferme et se mit à l'immobilier. La notoriété ne l'avait pas suivi et son nom n'était pas réapparu dans les journaux, jusqu'à une date où il revint régulièrement dans les articles faisant mention de ces propriétaires terriens du Comté de Charles en délicatesse avec le Trésor Public. En 1986, afin de solder ses arriérés, le Comté prit possession de quelques unes des propriétés délabrées qu'il louait dans les environs, dans les bois de Patuxent. Ce que fit Zantzinger ensuite lui valut de faire à nouveau les gros titres des journaux. Il savait que le Comté était désormais propriétaire de ces maisons mais il savait aussi que les noirs qui louaient ces maisons, eux, l'ignoraient. Comptant sur le manque d'attention des uns et des autres, il continua d'empocher les loyers comme avant. Plus fort encore, lorsque les locataires tardaient à payer, il portait plainte contre eux et les traînait en justice pour non-paiement des loyers dus pour des propriétés qu'il ne possédait plus. La cour du Comté, sclérosée par son ignorance toute administrative, instruisit les procès et pour comble lui donna raison. Il gagna tous ses procès.




La version originale de cet article se trouve à :
Mother Jones

Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.


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