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Discours de Bob Dylan pour l'évènement Musicares en février 2015



Je suis heureux que mes chansons soient honorées de cette manière. Mais vous savez, elles ne sont pas arrivées là toutes seules. Le chemin a été long, et il a fallu beaucoup d'efforts. Ces chansons, ce sont un peu comme des histoires mystérieuses, du genre que Shakespeare voyait quand il grandissait. Je pense qu'on pourrait faire remonter ce que je fais jusqu'à cette époque. Elles étaient en marge à l'époque, et je pense qu'elles le sont toujours. Et elles paraissent avoir une fondation solide.

Je devrais mentionner quelques personnes qui ont rendu tout cela possible. Je sais que je dois parler de John Hammond, grand découvreur de talents chez Columbia Records. Il m'a signé sur ce label alors que je n'étais personne. Il a fallu beaucoup de foi pour faire ça, et il a été beaucoup moqué, mais c'était un homme libre et courageux. Pour ça, je lui suis éternellement reconnaissant. La dernière personne qu'il a découverte avant moi, c'était Aretha Franklin. Avant elle, Count Basie, Billie Holiday, et beaucoup d'autres artistes. Tous non commerciaux.

Les modes n'intéressaient pas John, et moi, j'étais très peu commercial, mais il a continué de me soutenir. Il croyait en mon talent et c'était tout ce qui comptait. Je ne pourrai jamais assez le remercier pour ça. Lou Levy dirigeait Leeds Music, et ils ont publié mes premières chansons, mais je n'y suis pas resté très longtemps.

Levy lui-même a parcouru un long chemin. Il m'a signé dans cette entreprise, a enregistré mes chansons, et je les ai chantées dans un magnétophone. Il m'a dit franchement qu'il n'y avait aucun précédent pour ce que je faisais, que j'étais soit en avance sur mon temps, soit en retard. Et si je lui avais apporté une chanson comme "Stardust", il l'aurait refusée car elle aurait été dépassée.

Il m'a dit que si j'étais en avance sur mon temps — et il n'en était pas sûr — mais si c'était vrai, le public mettrait généralement trois à cinq ans pour rattraper. Il fallait être prêt. Et c'est ce qui s'est passé. Le problème, c'est que quand le public a rattrapé, j'étais déjà trois à cinq ans plus loin. Ça a compliqué les choses. Mais il m'a encouragé, il ne m'a jamais jugé, et je m'en souviendrai toujours.

Artie Mogull, chez Witmark Music, m'a signé ensuite dans son entreprise, et il m'a dit de continuer à écrire des chansons quoi qu'il arrive, que je tenais peut-être quelque chose. Lui aussi m'a soutenu, et il avait toujours hâte de voir ce que je lui apporterais ensuite. Je ne me considérais même pas comme un auteur-compositeur avant ça. Je lui suis aussi très reconnaissant pour cette attitude.

Je dois aussi mentionner certains des premiers artistes qui ont enregistré mes chansons, très tôt, sans que personne leur demande. Ils ont juste ressenti quelque chose en elles qui leur parlait. Je dois remercier Peter, Paul and Mary, que je connaissais tous séparément avant même qu'ils ne forment un groupe. Je n'écrivais pas de chansons pour que d'autres les chantent, mais ça a commencé à arriver, et il n'aurait pas pu y avoir de meilleur groupe pour ça.

Ils ont pris une de mes chansons, déjà enregistrée mais enfouie sur un de mes disques, et en ont fait un tube. Pas comme je l'aurais fait — ils l'ont changée en plus accessible. Mais depuis, des centaines de personnes l'ont enregistrée, et je ne pense pas que cela serait arrivé sans eux. Ils ont clairement lancé quelque chose pour moi.

Les Byrds, les Turtles, Sonny & Cher — ils ont fait de certaines de mes chansons des tubes du Top 10. Je n'étais pas un auteur de chansons pop, et je ne voulais pas vraiment l'être, mais c'était bien que ça arrive. Leurs versions étaient comme des publicités, mais ça ne me dérangeait pas trop parce que, 50 ans plus tard, mes chansons sont utilisées dans des publicités. Donc, c'était bien aussi. J'étais content que ça arrive, et content qu'ils l'aient fait.

Purvis Staples et les Staple Singers — bien avant Stax, ils étaient sur Epic, et c'était l'un de mes groupes préférés de tous les temps. Je les ai rencontrés en 62 ou 63. Ils ont entendu mes chansons en concert et Purvis voulait en enregistrer trois ou quatre, ce qu'il a fait avec les Staple Singers. C'était exactement le genre d'artistes que je voulais pour mes chansons.

Nina Simone. Je la croisais à New York, au club Village Gate. C'était une artiste que j'admirais. Elle a enregistré certaines de mes chansons. C'était une artiste bouleversante, pianiste et chanteuse. Très forte, très franche. Le fait qu'elle enregistre mes chansons validait tout ce que j'étais.

Ah, et je ne peux pas oublier Jimi Hendrix. Je l'ai vu jouer quand il faisait partie d'un groupe appelé Jimmy James and the Blue Flames — un truc comme ça. Et Jimi ne chantait même pas. Il était juste guitariste. Il a pris de petites chansons que personne n'écoutait et les a propulsées dans la stratosphère, les a transformées en classiques. Je dois aussi remercier Jimi. J'aimerais qu'il soit encore là.

Johnny Cash aussi a enregistré certaines de mes chansons très tôt, vers 63, quand il était tout maigre. Il a voyagé loin, il a traversé dur, mais c'était un de mes héros. J'ai entendu beaucoup de ses chansons en grandissant. Je les connaissais mieux que les miennes. "Big River", "I Walk the Line".

"How high's the water, Mama?" J'ai écrit "It's Alright Ma (I'm Only Bleeding)" avec cette chanson résonnant dans ma tête. Je me pose toujours la question, "How high is the water, mama?" (Elle monte à combien, l’eau, Maman ?) Johnny était intense. Et il a vu que des gens me critiquaient pour avoir joué de la musique électrique, et il a écrit des lettres aux magazines pour les rabrouer, leur dire de la fermer et de me laisser chanter.

Dans le monde de Johnny Cash — le drame sudiste pur et dur — ça n'existait pas, ce genre de censure. Personne ne disait à personne quoi chanter. Je le remercierai toujours pour ça. Johnny Cash était un géant, l'homme en noir. Et je chérirai toujours l'amitié que nous avons eue jusqu'au dernier jour.

Ah, et je manquerais à mon devoir si je ne mentionnais pas Joan Baez. Elle était la reine de la musique folk à l'époque — et elle l'est toujours. Elle a aimé mes chansons et m'a emmené avec elle pour jouer en concert, devant des foules de milliers de personnes captivées par sa beauté et sa voix.

Les gens demandaient : "Qu'est-ce que tu fais avec ce petit va-nu-pieds en loques ?" Et elle répondait sans détour : "Maintenant, vous feriez mieux de vous taire et d'écouter les chansons." On en a même joué quelques-unes ensemble. Joan Baez est aussi forte d'esprit qu'on peut l'être. Pleine d'amour. Et c'est un esprit libre, indépendant. Personne ne peut lui dire quoi faire si elle ne le veut pas. J'ai beaucoup appris d'elle. Une femme d'une honnêteté foudroyante. Et pour un amour et une loyauté comme les siens, je ne pourrai jamais rendre la pareille.

Ces chansons ne sont pas sorties de nulle part. Contrairement à ce que disait Lou Levy, il y avait bien un précédent. Tout cela vient de la musique traditionnelle : du folk traditionnel, du rock'n'roll traditionnel et des grandes formations swing orchestrales traditionnelles.

J'ai appris les paroles et comment les écrire en écoutant des chansons folk. Je les ai jouées, et j'ai rencontré d'autres personnes qui les jouaient à une époque où personne ne le faisait. On ne chantait que ces chansons folk, et elles m'ont donné le code de tout ce qui est du domaine public, que tout appartient à tout le monde.

Pendant trois ou quatre ans, je n'ai écouté que des standards folk. Je m'endormais en chantant des chansons folk. Je les chantais partout — clubs, fêtes, bars, cafés, champs, festivals. Et j'ai rencontré d'autres chanteurs sur ma route qui faisaient pareil, et nous apprenions les chansons les uns des autres. Je pouvais apprendre une chanson et la chanter dans l'heure si je l'avais entendue ne serait-ce qu'une seule fois.

Si vous aviez chanté "John Henry" autant de fois que moi — "John Henry was a steel-driving man / Died with a hammer in his hand / John Henry said a man ain't nothin' but a man / Before I let that steam drill drive me down / I'll die with that hammer in my hand." ("John Henry était un homme qui maniait l'acier / Il est mort le marteau à la main / John Henry disait qu'un homme n'est rien d'autre qu'un homme / Avant de laisser cette foreuse à vapeur me vaincre / Je mourrai avec ce marteau à la main.") — vous auriez aussi écrit "How many roads must a man walk down?"

Big Bill Broonzy avait une chanson… "Key to the Highway…" Je l'ai chantée beaucoup. Et si vous avez chanté ça beaucoup, vous pourriez écrire :

Georgia Sam he had a bloody nose Welfare Department they wouldn't give him no clothes He asked poor Howard where can I go Howard said there's only one place I know Sam said tell me quick man I got to run Howard just pointed with his gun And said that way down on Highway 61 (Georgia Sam avait le nez en sang Le bureau d'aide sociale ne voulait pas lui donner de linge Il demanda au pauvre Howard où puis-je aller Howard dit je ne connais qu'un endroit Sam dit dis-le moi vite mec faut que j'y trisse Le vieil Howard indiqua simplement de son fusil En disant par là sur l'autoroute 61.)

Vous auriez écrit cette chanson aussi si vous aviez chanté "Key to the Highway" autant que moi.

"Ain't no use sit ‘n cry / You'll be an angel by and by / Sail away, ladies, sail away." ("Ça ne sert à rien de rester assis à pleurer / Tu deviendras un ange tôt ou tard / Larguez les amarres, mesdames, mettez les voiles.") "I'm sailing away my own true love." ("Je mets les voiles, mon véritable amour.") "Boots of Spanish Leather" — Sheryl Crow vient justement de la chanter.

"Roll the cotton down, aw, yeah, roll the cotton down / Ten dollars a day is a white man's pay / A dollar a day is the black man's pay / Roll the cotton down." ("Roule le coton, oh ouais, roule le coton / Dix dollars par jour, c'est le salaire d'un homme blanc / Un dollar par jour, c'est le salaire d'un homme noir / Roule le coton." Si vous aviez chanté cette chanson autant de fois que moi, vous auriez vous aussi écrit : "I ain't gonna work on Maggie's farm no more" ("Je ne travaillerai plus à la ferme de Maggie").

Je chantais beaucoup de chansons du type "come all you"… il y en a un nombre incalculable. "Come along boys and listen to my tale / Tell you of my trouble on the old Chisholm Trail." (Venez les gars, écoutez mon histoire / Je vais vous raconter mes ennuis sur l'ancien sentier de Chisholm.) ou "Come all ye good people, listen while I tell / the fate of Floyd Collins a lad we all know well / The fate of Floyd Collins, a lad we all know well." (Venez, braves gens, écoutez ce que j'ai à dire / Le destin de Floyd Collins, un garçon que nous tous connaissons bien.)

"Come all ye fair and tender ladies / Take warning how you court your men / They're like a star on a summer morning / They first appear and then they're gone again." ("Venez, belles et tendres dames / Prenez garde à la façon dont vous courtisez vos hommes / Ils sont comme une étoile d'un matin d'été / D'abord ils apparaissent, puis ils disparaissent.") "If you'll gather 'round, people / A story I will tell / ‘Bout Pretty Boy Floyd, an outlaw / Oklahoma knew him well." ("Si vous vous rassemblez, gens / Je vais vous raconter une histoire / Celle de Pretty Boy Floyd, un hors-la-loi / Que l'Oklahoma connaissait bien.")



Si vous aviez chanté ces chansons en "come all ye" tout le temps, vous auriez écrit : Come gather 'round people where ever you roam, admit that the waters around you have grown / Accept that soon you'll be drenched to the bone / If your time to you is worth saving / And you better start swimming or you'll sink like a stone / The times they are a-changing. (Rassemblez-vous braves gens / D'où que vous soyez, / Et admettez qu'autour de vous / L'eau commence à monter. / Acceptez que bientôt / Vous serez trempés jusqu'aux os, / Et que si vous valez / La peine d'être sauvés, / Vous feriez bien de commencer à nager / Ou vous coulerez comme une pierre, / Car les temps sont en train de changer.)

Vous les auriez écrites aussi. Il n'y a rien de secret là-dedans. Vous le faites simplement de manière subliminale et inconsciente, parce que cela suffit, et c'est tout ce que je chantais. C'était tout ce qui m'était cher. Ce sont les seuls types de chansons qui avaient du sens.

"When you go down to Deep Ellum keep your money in your socks / Women in Deep Ellum put you on the rocks." ("Quand vous allez à Deep Ellum, gardez votre argent dans vos chaussettes / Les femmes de Deep Ellum vous jettent sur les rochers.") Chantez cette chanson un moment, et vous pourriez bien inventer : "When you're lost in the rain in Juarez and it's Easter time too / And your gravity fails and negativity don't pull you through / Don't put on any airs / When you're down on Rue Morgue Avenue / They got some hungry women there / And they really make a mess outta you." ("Quand tu es perdu sous la pluie à Juarez / Et qu'en plus c'est Pâques / Et ta gravité s'effondre / Et le négativisme ne t'aide plus / Ne prends pas de grands airs / Quand tu es sur l'avenue de la Rue Morgue / Ils ont des femmes affamées là-bas / Et elles pourraient vraiment t'abîmer.")

Ces chansons sont toutes connectées. Ne vous laissez pas berner. J'ai juste ouvert une porte différente, d'une façon différente. C'est différent, tout en disant la même chose. Je ne pensais pas que c'était extraordinaire.

Et vous savez, je pensais juste faire quelque chose de naturel, mais dès le début, mes chansons étaient clivantes, pour une raison que j'ignore. Certaines personnes se fâchaient, d'autres les adoraient. Je ne savais pas pourquoi mes chansons avaient des détracteurs et des soutiens. C'était un environnement étrange pour y jeter ses chansons, mais je l'ai fait quand même.

La dernière chose à laquelle je pensais, c'est de me demander qui s'intéressait à la chanson que j'écrivais. Je les écrivais simplement. Je ne pensais pas faire quelque chose de différent. Je pensais juste prolonger la lignée. Peut-être un peu indiscipliné, mais je ne faisais que développer des situations. Difficile à cerner, peut-être, et alors ? Beaucoup de gens sont difficiles à cerner. Il faut juste vivre avec. Je ne me souciais pas de ce que Leiber et Stoller pensaient de mes chansons.

Ils ne les aimaient pas, mais Doc Pomus, si. Ça m'était égal qu'ils ne les aiment pas, car moi non plus je n'ai jamais aimé leurs chansons. "Yakety yak, don't talk back", "Charlie Brown is a clown", "Baby I'm a hog for you". Ces chansons n'avaient rien à dire de sérieux. Les chansons de Doc, elles, étaient meilleures. "This Magic Moment", "Lonely Avenue", "Save the Last Dance for Me". Ces chansons m'ont brisé le cœur. Je me suis dit que je préférerais toujours être reconnu de lui que des autres.

Ahmet Ertegun ne pensait pas grand-chose de mes chansons, mais Sam Phillips oui. Ahmet a fondé Atlantic Records et a produit de grands disques : Ray Charles, Ray Brown, pour n'en nommer que quelques-uns.

Sam Phillips, lui, a enregistré Elvis, Jerry Lee, Carl Perkins et Johnny Cash. Des visions radicales qui ont bouleversé l'essence même de l'humanité. Une révolu­tion par son style et sa portée. En intensité et en couleur. Radicales jusqu'au bout. Des chansons qui vous transpercent, des renégats à tous les degrés, faisant des chansons qui ne vieillissent jamais, et résonnent encore aujourd'hui. Oui, je préférerais toujours avoir été reconnu par Sam Phillips.

Merle Haggard, lui, n'était pas emballé par mes chansons. Je le sais. Il ne me l'a pas dit, mais je le sais. Buck Owens, lui, les aimait, et il a enregistré certaines de mes chansons au début. Merle Haggard — "Mama Tried", "The Bottle Let Me Down", "I'm a Lonesome Fugitive". Je n'arrive pas à imaginer Waylon Jennings chantant "The Bottle Let Me Down" ("La bouteille m'a laissé tomber").

"Together Again" ? C'est Buck Owens, et ça bat tout ce qui sort de Bakersfield. Buck Owens et Merle Haggard ? Si vous deviez choisir à qui demander sa bénédiction — pensez-y.

Oh oui. Les critiques m'ont en fait baver depuis le premier jour. Ils disent que je ne sais pas chanter. Que je croasse comme une grenouille. Pourquoi ils ne disent pas ça de Tom Waits ? Les critiques disent que ma voix est morte. Que je n'ai pas de voix. Pourquoi ne pas dire ça de Leonard Cohen ? Pourquoi suis-je ciblé ? Ils disent que je ne porte pas la note, que je parle dans mes chansons. Sérieux ? Vous n'avez jamais entendu ça de Lou Reed. Pourquoi lui s'en sort-il sans rien ?

Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter toute cette attention spéciale ? Pas d'étendue vocale ? Quand avez-vous entendu Dr. John la dernière fois ? Pourquoi vous ne dites pas ça sur lui ? Des mots mangés, pas de diction. Avez-vous jamais écouté Charley Patton, Robert Johnson, Muddy Waters ? Parlez de mots mangés et d'absence d'élocution. C'est pas grave. "Pourquoi moi, Seigneur ?" C'est ce que je me disais.

Les critiques disent que je déforme mes mélodies, que je rends mes chansons méconnaissables. Ah bon ? Je vais vous raconter un truc. J'étais à un match de boxe, Floyd Mayweather contre un Portoricain. L'hymne portoricain a été chanté par quelqu'un, et c'était beau, sincère, émouvant.

Après, c'était le moment de notre hymne national. Une sœur soul populaire a été choisie pour le chanter. Elle a chanté chaque note — celles qui existent, et même quelques-unes qui n'existent pas. Parlez d'une déformation de mélodie ! Prendre un mot d'une seule syllabe et le faire durer 15 minutes ? Elle faisait de la gymnastique vocale comme si elle était sur un trapèze. Mais moi, je n'ai pas trouvé ça drôle.

Où étaient les critiques ? Déformer les paroles ? Déformer une mélodie ? Déformer une chanson précieuse ? Non, moi je me prends le gâteau. Mais moi je ne pense pas vraiment que je fais ça. Je crois juste que les critiques disent que je le fais.

Sam Cooke disait, quand on lui disait qu'il avait une belle voix : "C'est très gentil, mais les voix ne doivent pas être jugées par leur beauté. Elles ne comptent que si elles vous convainquent qu'elles disent la vérité." Pensez-y la prochaine fois.

Les temps changent toujours. Vraiment. Et il faut toujours être prêt à quelque chose qui arrive, quand on s'y attend le moins. À l'époque, j'étais à Nashville pour faire des disques et je lisais une interview de Tom T. Hall. Il râlait sur un nouveau genre de chanson qu'il ne comprenait pas.

Tom, c'était l'un des auteurs-compositeurs les plus réputés de Nashville. Beaucoup d'artistes enregistraient ses chansons et lui-même aussi. Mais là, il se plaignait de James Taylor, d'une chanson qu'il appelait "Country Road". James, selon lui, ne parle même pas d'une route de campagne. Il dit juste comment on se sent sur cette route. Il ne comprend pas ça.

Ce n'est pas que Tom n'était pas un grand auteur-compositeur. Je ne mets pas ça en doute. À l'époque de cette interview, j'écoutais justement une de ses chansons à la radio.

Elle s'appelait "I Love". Je l'écoutais en studio d'enregistrement. Il parlait de toutes les choses qu'il aimait, une chanson "homme ordinaire", pour créer une connexion. Il aime les petits canetons, les trains lents, la pluie. Les vieilles camionnettes et les petits ruisseaux de campagne. Dormir sans rêver. Le bourbon dans un verre. Le café dans une tasse. Les tomates sur leurs plants, et les oignons.

Je ne dénigrerai jamais un autre auteur-compositeur. Je ne dis pas que c'est une mauvaise chanson. Je dis juste que cette chanson était peut-être un peu trop précuite. Mais elle était quand même dans les dix premières ventes. Tom et quelques autres tenaient toute la scène de Nashville bien sous contrôle. Si tu voulais enregistrer un tube, tu passais par eux, et Tom faisait partie des meilleurs. Ils étaient très à l'aise, pour faire leur truc.

C'était à peu près le moment où Willie Nelson a déménagé au Texas. À la même époque. Il est toujours au Texas. Tout allait super bien jusqu'à — jusqu'à — que Kristofferson arrive en ville. Oh, personne n'avait vu quelqu'un comme lui. Kristofferson est arrivé en ville comme un fauve, posé en hélicoptère dans le jardin de Johnny Cash — un vrai songwriter qui débarque — et il est allé droit au but avec "Sunday Morning Coming Down":

Well, I woke up Sunday morning With no way to hold my head that didn't hurt. And the beer I had for breakfast wasn't bad So I had one more for dessert Then I fumbled through my closet Found my cleanest dirty shirt Then I washed my face and combed my hair And stumbled down the stairs to meet the day. (Oui, je me suis réveillé ce dimanche matin Pas moyen de lever la tête sans avoir mal. Et la bière que j'ai bue au petit-déjeuner n'était pas mauvaise, Alors j'en ai pris une autre en guise de dessert. Puis j'ai fouillé dans mon placard, J'ai trouvé ma chemise la plus propre parmi les sales. Je me suis lavé le visage, je me suis coiffé, Et je suis descendu les escaliers en titubant pour affronter la journée.)

On peut vraiment distinguer un "avant Kristofferson" et un "après Kristofferson" à Nashville, car il a tout changé. Cette chanson a mis tous les autres — comme Tom T. Hall — très mal à l'aise. Elle a pu les envoyer à l'asile. Dieu nous préserve qu'il ait jamais entendu une de mes chansons.

You walk into the room With your pencil in your hand You see somebody naked You say, "Who is that man?" You try so hard But you don't understand Just what you're gonna say When you get home You know something is happening here But you don't know what it is Do you, Mister Jones? (Vous entrez dans la pièce Un crayon à la main Vous voyez quelqu'un nu Et vous dites : "Qui est cet homme?" Vous faites tant d'effort Mais ne comprenez pas Qu'est-ce que vous direz En rentrant chez vous Parce qu'il se passe quelque chose ici Mais vous ne savez pas quoi N'est-ce pas, Monsieur Jones?)

Si "Sunday Morning Coming Down" a énervé Tom, ma chanson à moi aurait pu le faire sauter par la fenêtre… espérons qu'il ne l'ait jamais entendue.

Je viens de sortir un album de standards — toutes des chansons que Michael Buble, Harry Connick Jr., ou Brian Wilson, et Linda Ronstadt ont interprétées. Mais les critiques des enregistrements de ces artistes sont très différentes des miennes.

Dans leurs critiques, on ne dit rien. Mais dans les miennes, il faut fouiller sous chaque pierre, mentionner tous les auteurs-compositeurs dans la moitié de l'article, comme si tout le monde les connaissait. Personne ne les connaît aujourd'hui de toute façon. Buddy Kaye, Cy Coleman, Carolyn Leigh, pour n'en nommer que quelques-uns.

Mais vous savez quoi ? Je suis content qu'ils mentionnent ces noms, et je suis content qu'ils soient enfin dans la presse. Ça a peut-être pris du temps, mais ils y sont. Je me demande juste pourquoi ça a pris si longtemps. Je regrette juste qu'ils ne soient pas là pour le voir.

Le rock'n'roll traditionnel, c'est surtout du rythme. Johnny Cash l'a dit mieux que quiconque : "Get rhythm. Get rhythm when you get the blues." Très peu de groupes rock'n'roll aujourd'hui jouent avec du rythme. Ils ne savent pas ce que c'est. Le rock'n'roll est fait de deux choses. Une combinaison de blues, et cela peut paraître étrange, mais le blues, qui est une musique américaine, n'est pas ce que vous pensez : c'est un mélange de violons arabes et de valses à la Strauss en train de se débrouiller ensemble. C'est vrai, pourtant.

L'autre moitié du rock'n'roll, ça doit être du hillbilly. Et c'est un terme péjoratif, mais il ne devrait pas l'être. Ce mot inclut les Delmore Brothers, les Stanley Brothers, Roscoe Holcomb, Clarence Ashley… des groupes comme ça. Des trafiquants d'alcool devenus dingues. Des bagnoles rapides sur des chemins de terre. C'est ce genre de combinaison qui fait le rock'n'roll, et ça ne peut pas être fabriqué en laboratoire ou en studio.

Il faut avoir le bon type de rythme pour jouer ce style de musique. Si vous savez à peine jouer des blues, comment voulez-vous y intégrer ces deux autres styles ? Vous pouvez faire semblant, mais vous ne pouvez pas vraiment le faire.

Les critiques se sont fait une carrière à m'accuser de confondre les attentes. Vraiment ? C'est tout ce que je fais. C'est ma définition.

"Qu'est-ce que vous faites dans la vie, mec ?" "Ah, je confonds les attentes." "Ah, nous avons déjà ce poste de pris. Rappelez-nous. Ou n'appelez pas, on vous appellera." Confondre les attentes. Qu'est-ce que ça veut dire ? "Pourquoi moi, Seigneur ? J'aimerais confondre les attentes, mais je ne sais pas comment faire."

Les Blackwood Brothers ont parlé de faire un disque avec moi. Ça pourrait confondre les attentes, mais ce ne devrait pas. Ce serait sûrement un album gospel. Pour moi, ce ne serait pas extraordinaire du tout. Je pense chanter "Stand By Me" des Blackwood Brothers. Pas la chanson pop. Non. La vraie "Stand By Me":

When the storm of life is raging / Stand by me / When the storm of life is raging / Stand by me / When the world is tossing me / Like a ship upon the sea / Thou who rulest wind and water / Stand by me (Quand la tempête de la vie fait rage, / Sois là pour moi. / Quand le monde me secoue / Comme un navire sur la mer, / Toi qui maîtrises le vent et l'eau, / Sois là pour moi.)

In the midst of tribulation / Stand by me / In the midst of tribulation / Stand by me / When the hosts of hell assail / And my strength begins to fail / Thou who never lost a battle / Stand by me (Au milieu de l'affliction, / Sois là pour moi. / Quand les armées de l'enfer attaquent / Et que mes forces commencent à faiblir, / Toi qui n'as jamais perdu une bataille, / Sois là pour moi.)

In the midst of faults and failures / Stand by me / In the midst of faults and failures / Stand by me / When I do the best I can / And my friends don't understand / Thou who knowest all about me / Stand by me (Au milieu des fautes et des échecs, / Sois là pour moi. / Quand je fais de mon mieux / Et que mes amis ne me comprennent pas, / Toi qui sais tout de moi, / Sois là pour moi.)

Voilà cette chanson. Je l'aime mieux que la version pop. Si j'enregistre un "Stand By Me", ce sera celui-là. [Bob Dylan l'a chantée une seule fois sur scène, le 28 août 1990 à Merrillvile, Indiana]. Je pense aussi enregistrer, plus tard, "Oh Lord, Please Don't Let Me Be Misunderstood". Pas sur cet album, cela dit.

Bref, pourquoi moi, Seigneur ? Qu'ai-je fait ?

Enfin, je suis fier d'être ici ce soir, pour MusiCares. Je suis honoré que tous ces artistes chantent mes chansons. Il n'y a rien de tel. De grands artistes. Ils disent la vérité, et on l'entend dans leurs voix.

Je suis fier d'être ici pour MusiCares. J'ai beaucoup de respect pour cette organisation. Ils ont aidé beaucoup de personnes. Des musiciens qui ont tellement apporté à notre culture. Je veux les remercier personnellement pour ce qu'ils ont fait pour mon ami Billy Lee Riley. Un ami à moi qu'ils ont aidé pendant six ans, au pire moment, quand il ne pouvait plus travailler. Billy était un fils du rock'n'roll, clairement.

Il était original. Il savait tout faire : jouer, chanter, écrire. Il aurait pu être plus célèbre, mais Jerry Lee est arrivé. Et vous savez ce qui arrive dans ces cas-là : vous ne faites pas le poids.

Billy est donc devenu ce qu'on appelle dans le métier — un terme condescendant, d'ailleurs — un "one-hit wonder", un artiste d'un tube. Mais parfois, très rarement, faire une seule chanson merveilleuse peut avoir un impact plus puissant qu'une star avec 20 ou 30 tubes. Le sien s'appelait "Red Hot", et il était vraiment rouge brûlant. Ça vous explosait le crâne et ça vous mettait de bonne humeur. Ça changeait la vie.

Il le faisait avec style et grâce. Vous ne le trouverez pas au Rock and Roll Hall of Fame. Il n'y est pas. Metallica y est. Abba est. Mamas and the Papas — je sais qu'ils y sont. Jefferson Airplane, Alice Cooper, Steely Dan — je n'ai rien contre eux. Soft rock, hard rock, pop psychédélique. Je n'ai rien contre tout ça, mais après tout, c'est le Rock and Roll Hall of Fame. Billy Lee Riley n'y est pas. Pas encore.

Je le voyais une paire de fois chaque année, on passait du temps ensemble, il tournait sur un circuit nostalgie rockabilly, et on se croisait de temps à autre. On passait toujours du temps. Il était un de mes héros. J'ai entendu "Red Hot" quand j'avais 15 ou 16 ans, et cela me marque encore aujourd'hui.

Je ne me lasse jamais de l'écouter. Je ne me lasse jamais de le voir sur scène non plus. On parlait, on jouait toute la nuit. C'était un homme profond, sincère. Il n'était ni amer, ni nostalgique. Il acceptait ce qu'il était. Il savait d'où il venait et il en était content.

Et puis un jour il est tombé malade. Et comme chante mon ami John Mellencamp — car il a chanté quelques choses vraies aujourd'hui — un jour on tombe malade et on ne guérit pas. C'est dans une de ses chansons : "Life is Short Even on Its Longest Days" ("La vie est courte, même dans ses jours les plus longs"). Ça reste l'une des meilleures de ces dernières années, vraiment. Je ne mens pas.

Je ne mens pas non plus quand je dis que MusiCares lui a payé les frais médicaux de mon ami Billy, et lui a donné de quoi vivre. Ils ont pu au moins rendre sa vie confortable, tolérable jusqu'à la fin. C'est quelque chose qui ne peut pas être remboursé. Toute organisation capable de faire ça mérite ma bénédiction.

Maintenant, je vais m'en aller. Je vais prendre mes jambes à mon cou et déguerpir. J'ai probablement oublié beaucoup de gens et trop parlé de certains. Mais ce n'est pas grave. Comme dit le negro-spiritual, "I'm still just crossing over Jordan too" (Je suis encore en chemin vers l'autre rive du Jourdain). Espérons qu'on se reverra. Un jour. Et ça arrivera, si, comme le disait Hank Williams, "the good Lord willing and the creek don't rise" (Si le bon dieu le veut et que la rivière ne déborde pas).



Traduction par IA, relue et corrigée par François Guillez

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