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Interview exclusive de Bob Dylan pour l'album Shadows in the Night - AARP 22/01/2015



Q : Pourquoi avoir fait ce disque maintenant ?
R : C'est le bon moment. J'y ai pensé depuis que j'ai entendu le disque de Willie Nelson, Stardust, à la fin des années 1970.
Pendant toutes ces années, j'ai entendu ces chansons jouées par d'autres et j'ai toujours voulu le faire. Et je me demande si quelqu'un y a pensé de la même façon que moi.
Q : Ne croyez-vous pas que ça va être une drôle de surprise pour vos fans habituels ?
R : En fait, ils ne devraient pas être surpris. J'ai chanté toutes sortes de chansons depuis des années, et ils m'ont forcément déjà entendu chanté des standards.
Q : Vous êtes très respectueux des mélodies de ces chansons, plus que de celles de vos propres chansons quand vous les jouez sur scène.
R : J'adore ces chansons, et je ne vais pas me montrer irrespectueux envers elles. Massacrer ces chansons serait un sacrilège.
Nous avons tous entendu ces chansons massacrées, nous y sommes habitués. Nous voulons réparer le mal qu'on leur a fait, en quelque sorte.
Q : J'ai remarqué que Frank Sinatra avait enregistré toutes ces chansons. Pensiez-vous à lui ?
R : Quand on commence à faire ces chansons, c'est obligé de penser à Frank. Parce que c'est un sommet. C'est le sommet qu'on doit gravir, même si on n'arrive pas à l'atteindre.
Et c'est difficile de trouver une chanson qu'il n'a pas fait. C'est le modèle auquel on doit se comparer.
Les gens parlent tout le temps de Frank. Il avait cette capacité de rentrer dans une chanson, comme une espèce de conversation.
Frank chantait pour vous, pas en face de vous. Je n'ai jamais voulu être un chanteur qui chante en face de vous.
J'ai toujours voulu chanter pour une personne. En ce qui me concerne, je n'achetai jamais de disques de Frank Sinatra.
Mais on l'entendait de toutes façons, en voiture ou sur un jukebox. Dans les années 60, sûrement personne ne révérait Sinatra comme c'était le cas dans les années 40.
Mais il ne disparut jamais. Toutes ces autres choses qu'on pensait durables, elles ont disparu. Mais lui jamais.
Q : Prenez-vous un risque avec cet album ? Certains fans diront qu'on ne peut pas s'approcher des versions de ces chansons par Frank.
R : Un risque ? Comme de traverser un champ de mines? Ou de travailler dans une usine chimique empoisonnée ? On ne prend aucun risque à faire des disques.
Me comparer à Frank Sinatra? Vous plaisantez, sans doute. C'est un grand compliment de parler de moi à son propos.
Pour ce qui est de l'approcher, personne ne le fait, ni moi ni personne d'autre.
Q : Alors que pensez-vous que Frank ferait de cet album?
R : Premièrement je pense qu'il serait surpris que j'aie fait ces chansons avec un groupe de cinq personnes. Je pense qu'il ressentirait une espèce de fierté.
Q : Quels autres genres de musique écoutiez-vous dans votre jeunesse ?
R : Au début, avant le rock’n’roll, j'écoutais des grands orchestres : Harry James, Russ Columbo, Glenn Miller.
Mais dans le grand Nord, la nuit, on pouvait trouver des stations qui jouaient des précurseurs du rock’n’roll, du country blues.
On pouvait écouter Jimmy Reed. Et il y avait cette station à côté de Chicago, qui jouait du hillbilly. On entendait aussi le Grand Ole Opry [de Nashville].
J'ai entendu Hank Williams très tôt, quand il vivait encore. Une nuit, Je me souviens que j'écoutais les Staple Singers, “Uncloudy Day”.
Et c'était la chose la plus mystérieuse que j'ai jamais entendue. C'était comme si la brume s'engouffrait.
Qu'est-ce que c'est ? Comment fait-on ça ? Ca m'a transpercé. J'ai réussi à avoir un album, et j'étais là “C'est quelque chose !”
Je regardais la pochette, et je savais laquelle était Mavis sans que personne ne me le dise. Elle avait l'air d'avoir le même âge que moi.
Sa façon de chanter me stupéfiait. C'était avant que la musique folk soit entrée dans ma vie. J'aspirais encore à jouer du rock’n’roll.
L'héritier, si vous voulez, de la première génération de musiciens qui jouaient du rock ’n’ roll, ceux qui se sont fait descendre.
Buddy Holly, Little Richard, Chuck Berry, Carl Perkins, Gene Vincent, Jerry Lee Lewis. Ils chantaient cette espèce de musique qui était noire et blanche.
Extrêmement incendiaire. Vos vêtements pouvaient s'enflammer. La première fois que j'ai entendu Chuck Berry, je ne me suis pas rendu compte de la couleur de sa peau.
Je pensais que c'était un blanc des Appalaches. Pour le peu que je savais, c'était aussi un grand poète.
Et il devait y avoir des puissances élitistes qui voulaient se débarasser de tous ces musiciens, descendre le rock’n’roll à cause de ce qu'il était et de ce qu'il représentait,
Le fait que c'était une musique mixte noire et blanche n'étant pas la moindre raison.
Q : Vous voulez dire que cette musique était un mélange racial et que c'était ça qui la rendait dangereuse ?
R : Oui, vous savez que les préjugés raciaux existaient depuis longtemps. Et j'ai tendance à croire que cette musique menaçait les notables municipaux.
Une fois qu'ils s'en étaient aperçus, ils devaient la démanteler, et c'est ce qu'ils ont fait, en commençant par des affaires de corruption.
L'élément noir fut transformé en musique soul, et l'élément blanc en pop anglaise. Ils l'ont divisée.
Je pense que le rock’n’roll était une combinaison de country blues et de grand orhestre swing, pas du blues de Chicago, ni de la pop moderne.
Le vrai rock’n’roll a cessé d'exister en quelle année ? 1961,1962 ? Oui, il faisait partie de mon ADN, aussi bien il n'a jamais disparu pour moi.
Je l'ai juste incorporé dans d'autres aspects de ce que je fais. Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question. [Rires] Je ne me souviens plus quelle était la question.
Q : Nous parlions de vos influences et de votre béguin pour Mavis Staples.
R : Je me suis dit : “Un jour tu auras cette fille à ton bras”, je me souviens que j'avais pensé ça.
Dix ans plus tard, me voilà, le bras à sa taille.
Q : Vous souveniez-vous à ce moment-là de ce que vous pensiez à l'origine ?
R : Non ! [Rires] Pas avant une dizaine d'années de plus !
Q : Les chansons de cet album sont-elles dans l'ordre que vous voudriez que les gens les écoutent ? Ou cela vous gêne-t-il que Apple les vendent une par une ?
R : Le côté financier de ce disque, c'est pas mes affaires. J'espère qu'il se vendra, et que les gens l'écouteront.
Mais la façon dont les gens écoutent la musique a changé, et j'espère qu'ils écouteront tout d'une façon ou d'une autre.
Mais, croyez-le ou non, j'ai enregistré ces chansons dans l'ordre dans lequel elles sont placées sur le disque.
Habituellement on mettait trois heures pour enregistre une chanson. Il n'y a pas de mixage.
Ca sonnait comme ça. Pas de curseurs, pas d'embellissement, rien, direct.
C'avait été fait d'une mauvaise façon trop souvent, je voulais le faire de la bonne façon.
Q : Vous avez écrit une fois qu'un grand interprète transmet son émotion par alchimie.
Vous disiez : “Je ne ressens pas l'émotion, je ne fais que la transporter”. Est-ce vrai ?
R : Vous avez raison, mais il ne faut pas y accorder trop d'importance.
C'est une chose différente que de jouer la comédie, où on fait appel aux expériences qu'on peut appliquer en jouant un drame Shakespearien.
Un acteur fait semblant d'être un personnage, un chanteur non. Il ne se cache derrière rien.
Prenons une chanson comme “I’m a Fool to Want You”. Je sais cette chanson, je peux la chanter. J'ai ressenti chaque mot de cette chanson. Je veux dire, je connais cette chanson.
C'est comme si je l'avais écrite. C'est plus facile pour moi de jouer cette chanson que de jouer “Won’t you come see me, Queen Jane”.
A une époque ce n'aurait pas été le cas, mais maintenant si. Parce que “Queen Jane” serait peut-être un peu démodée.
Mais cette chanson n'est pas démodée. Elle se rapporte aux mouvements de l'homme.
Il n'y a rien d'artificiel dans ces chansons. Il n'y a pas un mot de faux dans une seule d'entre elles. Elles sont éternelles.
Q : Auriez-vous voulu les écrire ?
R : D'un côté je suis heureux de n'en avoir écrit aucune. Je suis bon dans les chansons que je n'ai pas écrites, si je les aime.
Je sais à l'avance comment la chanson avance, donc j'ai plus de liberté avec elle.
Q : Ces chansons vont avoir un public différent de celui d'origine. Vous sentez-vous un rôle d'archéologue de la musique ?
R : Non. C'est juste que j'aime ces chansons et que je ressens une connexion avec elles. J'espère que les gens auront la même connexion.
Cela serait de la présomption de penser que ces chansons vont trouver un nouveau public.
Les gens qui ont entendu ces chansons au début ne sont plus avec nous.
En plus, quand je suis sur scène et que je regarde le public, je vois quelque chose de différent des autres chanteurs.
Q : Que voyez-vous ?
R : Je vois un type habillé en costume cravate à côté d'un type en jeans. Je vois un autre en veste de sport à côté d'un autre qui porte un teeshirt.
Parfois je vois des femmes en robe de soirée, et des filles au look punk. Je devine des personnages différents, et cela n'a rien à voir avec leur âge.
Je suis allé voir un spectacle de Elton John, il y avait au moins trois générations dans le public. Mais ils se ressemblaient tous, même les petis enfants.
Ils ressemblaient à leurs grand-parents. C'était étrange. Les gens font toute une histoire sur le nombre de générations qui suivent certains artistes.
Mais en quoi cela est-il important si toutes ces générations sont les mêmes ?
Q : Eh bien nous AARP représentons les gens qui ont cinquante ans au moins. Le magazine touche 35 millions de lecteurs.
R : Oui, beaucoup de vos lecteurs vont aimer ce disque. Si ça ne dépendait que de moi, je vous laisserais ce disque pour rien et vous pourriez le donner à chaque lecteur de votre magazine.
Q : Ces chansons évoquent une espèce d'amour romantique, presque antique, parce que la romance ne rencontre plus beaucoup de résistance.
Le languissement à la fois doux et douleureux des années 40 et 50 n'existe plus.
Pensez-vous que des oreilles plus jeunes penseront que ces chansons sont ringardes ?
R : Si vous le dîtes. Je ne sais pas s'ils le penseront, mais quel est exactement le sens du mot “ringard” ? Ces chansons recèlent une grande vertu.
C'est leur nature. Les vies des gens à notre époque sont pleines de vice et de pièges.
L'ambition, la cupidité et l'égoïsme ont tous un rapport avec le vice. Tôt ou tard, il faut s'en sortir ou on n'y survit pas.
Nous ne voyons pas la destruction de ces gens par le vice.
Nous ne voyons que les paillettes, partout où nous regardons, des affiches aux films, en passant par les journaux et les magazines.
Nous assistons à la destruction de la vie humaine. Ces chansons sont tout sauf ça.
Q : Quelle est la meilleure chanson que vous ayez jamais écrite sur les peines de coeur et les déceptions ?
R : “Love Sick”, je crois [de l'album Time Out of Mind en 1997].
Q : Beaucoup de vos nouvelles chansons traitent du vieillissement. Vous avez dit que les gens ne se retirent pas, ils disparaissent,
ils manquent de carburant. Et maintenant vous avez 73 ans, et vous êtes arrière-grand-père.
R : C'est vrai, on vieillit. La passion est une affaire de jeunes. Les jeunes peuvent déchaîner leurs passions, les personnes âgées doivent être plus sages.
Je veux dire, vous êtes là un certain temps, vous laissez certaines choses aux plus jeunes. N'essayez pas de faire comme si vous étiez jeune. Vous pourriez vous faire du mal.
Q : Autour de l'année 1966, vous avez vécu en reclus plus d'un an, et il y avait beaucoup de spéculation sur vos motivations. Mais il s'agissait de protéger votre famille, n'est-ce pas ?
R : Absolument. C'est cela.
Q : Je crois que les gens n'ont pas vraiment compris ça, parce que votre vue particulière du monde en tant qu'artiste leur faisait croire que vous étiez une personne particulière.
Mais vous étiez un père ordinaire qui essayait de protéger ses enfants.
R : Absolument. J'ai abandonné mon art pour ça.
Q : Et ce fut douleureux ?
R : Complètement frustrant et douleureux, bien sûr, parce que ce don intuitif, qui s'est exprimé pour moi dans la musique, m'avait amené tellement loin.
J'ai fait ça, oui, et ça m'a fait du mal. Mais je n'avais pas le choix.
Q : Une grande partie de votre vie se passe sur la route, une centaine de nuits par an.
J'ai lu que votre grand-mère vous a dit une fois que le bonheur n'était pas la route pour quoi que ce soit, c'était la route elle-même.
R : Ma grand-mère était une dame merveilleuse.
Q : Il est évident que les gens qui viennent vous voir vous apportent de la joie et que vous vous connectez avec eux.
R : Ca n'est pas loin d'un sportif qui est souvent en déplacement. Roger Federer, le joueur de tennis, il travaille une bonne partie de l'année.
Peut-être 250 jours par an. Je crois que c'est plus que B.B. King. Tout ça est relatif. Je veux dire, oui, vous devez aller au devant des gens.
Mais le bonheur, s'agit-il de bonheur ?
Q : Ouais.
R : OK, beaucoup de gens disent qu'il n'y a pas de bonheur dans cette vie, et c'est certain, il n'y a pas de bonheur permanent. Mais l'indépendance crée le bonheur.
Le fait d'être satisfait à un moment, de dire oui, c'est un bon repas, il me rend heureux, eh bien, ça ne sera pas forcément vrai dans l'heure qui suit.
La vie a ses hauts et ses bas, et il faut s'arranger avec le temps, vous savez ? Vraiment, le temps est votre ami de coeur.
Je ne suis pas vraiment sûr de ce que veut dire le bonheur, pour vous dire la vérité, je ne sais pas si personnellement je pourrais le définir.
Q : Vous en êtes-vous approché ?
R : Oui, on l'a tous fait.
Q : Et l'avez-vous retenu ?
R : On le fait tous à certains points de la vie, mais il est comme l'eau, il vous glisse entre les doigts. Tant qu'il y a de la souffrance, on ne peut pas être si heureux que ça.
Comment une personne peut-elle être heureuse si elle subit de mauvais coups ? Un milliardaire qui achète trente voitures et une équipe sportive, est-ce un homme heureux ?
Qu'est-ce qui pourrait le rendre plus heureux ? Cela le rend-il heureux de donner son argent à des pays étrangers ?
En éprouve-t-il plus de satisfaction que de le donner à des quartiers pauvres pour créer du travail ?
Le gouvernement ne va pas créer du travail, il n'est pas fait pour ça. Les gens doivent créer du travail, et ces milliardaires sont les personnes qui peuvent le faire.
Ce n'est pas ce que nous voyons. Nous voyons le crime et les quartiers pauvres qui explosent car des gens n'ont rien à faire, et se tournent vers la boisson et les drogues.
Ces pontes milliardaires pourraient créer du travail pour ces gens-là. Cela créerait sûrement beaucoup de bonheur.
Maintenant, je ne dis pas qu'ils sont obligés de le faire, je ne parle pas de communisme, mais que font-ils de leur argent ? L'utilisent-ils de façon vertueuse ?
Q : Donc ils devraient se concentrer sur leur pays au lieu de…
R : Eh bien, je crois qu'ils devraient, oui, parce que beaucoup de choses vont mal en Amérique, en particulier dans les quartiers pauvres, et ils pourraient les résoudre.
Ces quartiers sont dangereux, et cela ne devrait pas être le cas. Il y a de bonnes gens là-bas, mais ils sont opprimés par le manque de travail.
Ces gens pourraient tous travailler. Ces multi-millionaires peuvent créer des industries ici-même en Amérique.
Mais personne ne peut leur dire quoi faire. Dieu doit les guider.
Q : Et un travail productif est une sorte de salut à vos yeux ? De se sentir fier de ce qu'on fait ?
R : Absolument.
Q : Vous avez été généreux de répondre à toutes ces questions cet après-midi.
R : J'ai trouvé vos questions vraiment intéressantes. La dernière fois que j'ai fait une interview, le journaliste voulait parler de tout sauf de musique.
Les gens me font ça depuis les années 60, ils me posent des questions comme si j'étais un médecin ou un psychiatre, un professeur ou un politicien.
Pourquoi ? Pourquoi me demander ces choses ?
Q : Quel genre de questions pose-t-on à un musicien ?
R : Des questions de musique ! Exactement.




Traduction de François Guillez

AARP


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