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Les liens entre Bob Dylan et Woody Guthrie

Par John B. Way

Chapitre 3 : Autres pensées
(ISIS no.114)


" Si je devais dire un mot à ceux qui veulent écrire, je leur dirai d'oublier tous les trucs actuels et de lire John Keats, Melville, d'écouter Robert Johnson et Woody Guthrie ".

Bob Dylan à Cameron Crowe pour Biograph, août 1985.




Après le vaste tour d'horizon des chansons de Guthrie enregistrées par Dylan auquel j'ai consacré le chapitre 2 de cette série, je voudrais revenir maintenant à d'autres liens unissant Guthrie et Dylan.

Et pour commencer, j'aimerais m'arrêter un instant sur ce que Guthrie lui même pensait du jeune Bob, du Bob chanteur et plus précisément encore du Bob qui interprétait ses morceaux à lui, Guthrie. Car c'était cela que Guthrie, meurtri par la maladie, voulait entendre. Nous ne devons pas oublier que Guthrie avait déjà noué une relation étroite avec un autre disciple de 1951 à 1954 : Ramblin' Jack Elliott. (à propos duquel il disait : " Il sonne plus comme moi que je ne l'ai jamais fait ! "). En 1961, Dylan avait le même âge que Jack Elliott lorsqu'il avait commencé à fréquenter Guthrie. En tout cas, Guthrie dira de Dylan :
" Ce garçon a une voix. Ses écrits ne seront peut être pas à la hauteur de cette voix (!). Mais il peut chanter. Il a tout pour chanter ".

Avec un sens de la critique rare, Woody avait également ajouté et bien que connaissant Dylan depuis peu :
" Pete Seeger est un chanteur de chansons folk, pas un chanteur de folk. Jack Elliott est aussi un chanteur de chansons folk. Bobby Dylan, lui, est un chanteur folk. Oh, par Dieu, oui, c'est un excellent chanteur folk ".

A ce titre, et afin de mieux comprendre ce que Woody voulait dire, nous pouvons faire référence à ce qu'il écrivit au sujet de sa propre façon de chanter. C'est dans un texte écrit pour son premier enregistrement en 1944 " Folksway : Ballads And Dances, Vol.1 " adressé à Moe Asch que Guthrie s'exprime à ce sujet :
" J'ai écouté cet album à plusieurs reprises chez moi. La première écoute m'a réellement effrayé. Il s'en dégageait de la brutalité, de la sauvagerie, de la brume et du vent mêlé de sable et de gravier. Il y avait un bruit d'engrenage comme des claquements de soupape… J'ai remis l'album sur le tourne-disques pour l'écouter à nouveau… J'avais le sentiment d'écouter un jeune homme impétueux. Un mec un peu rude mais efficace, un mec sans cesse en route, toujours sur le départ, un voyageur intrépide. Mais maintenant j'aime ce gars plus que n'importe quel autre plus lisse ".

Dylan avait certainement une approche identique de Guthrie. Il suffit pour s'en convaincre de lire ce qu'il a écrit au dos de l'album " Joan Baez In Concert Part 2 ". Dylan a grandi très vite, des changements qui doivent certainement beaucoup à Guthrie.

Vous souvenez vous de cette étrange photo de Dylan au Gerdes Folk City. Les vêtements que portait Dylan lui donnent ce caractère étrange : une chemise au col large serrée par un lien, sous un gilet sombre. L'histoire veut que Dylan ait quitté sa veste avant de gagner la scène à la demande de Mrs. Gleason qui lui avait prêté un des costumes de Guthrie! Dylan remit au goût du jour le proverbe des Indiens d'Amérique qui devint :
" N'essaie pas de suivre les pas de quelqu'un sans avoir joué un concert en portant ses vêtements… ".
Cette photographie trône au Gerdes. Bob y apparut en concert le 11 avril 1961, jour où il toucha son premier salaire.

Il ne nous reste plus maintenant qu'à parcourir les chansons que Dylan a (presque certainement) apprises de Guthrie, mais il vaut mieux d'abord mettre au point quelques cas litigieux.

Guthrie avait repris la mélodie de Reuben, une ancienne ballade, pour confectionner son Dirty Overalls. En 1962, Dylan s'en inspira pour John Brown. Un procédé auquel il eut de nouveau recours pour Oxford Town mais avec cette fois-ci, un morceau que Guthrie avait seulement projeté. En 1945, Moe Asch avait envoyé à Guthrie des articles de journaux sur l'affaire Sacco et Vanzetti, lui suggérant d'en faire une chanson. Guthrie en écrivit plusieurs pendant les deux années qui suivirent mais aucune ne lui apporta satisfaction. Il ne parvenait pas à donner corps à un texte et à une mélodie consacrée à ces deux anarchistes italiens. Il enregistra pourtant six chansons qui ne parurent que lorsque Moe Asch les rassembla sur un album en 1960. C'est ainsi que la mélodie reprise par Dylan pour Oxford Town est celle de Two Good Men pour laquelle on peut penser que Guthrie avait lui aussi emprunté une vieille mélodie. Dylan lui-même fait allusion à un " morceau de banjo ". Il s'agirait peut être de Mountain Folks par les Stanley Brothers, un morceau que je n'ai jamais entendu. Le vers " Goin' back where we come from " que Dylan utilise pour Oxford Town est une reprise de Every Night When The Sun Goes In que Dylan avait certainement appris de Guthrie. On en a un enregistrement réalisé à Saint Paul par Dylan en 1960.

Taking It Easy, une chanson que Guthrie a écrite avec Pete Seeger semble elle aussi avoir influencé Dylan. Les premiers vers de Subterranean Homesick Blues et le refrain de Tombstone Blues s'en inspirent directement. J'aurais aimé approfondir ce point mais je ne dispose à ce jour d'aucune information complémentaire.

La dernière chanson établissant un lien direct entre Dylan et Guthrie nous conduit à constater que les deux hommes ont éprouvé un intérêt égal à l'Anthologie de la musique folk américaine d' Harry Smith. Dylan entamait sa carrière mais cela lui offrait un vaste répertoire, et la démonstration que les vieux morceaux étaient toujours là " pour prendre la route et mettre tout à sac ". Guthrie était là encore en 1952 lors de la première publication par Folkways mais il vivait pratiquement les derniers moments de sa vie de créateur. L'Anthologie ne lui inspira donc rien de plus. Il n'eut de cesse de l'écouter pourtant, et écrivit à Moe Asch pour lui en dire son bonheur. La lettre résonne tristement pour qui sait à quel point il souffrait alors de la dégénérescence de son système nerveux attaqué par la Chorée de Huntington. Le message n'en est pas moins clair :
" Chacun possède un objet qu'il aime plus que tout, plus qu'il n'aime son foyer, sa maison, ses enfants, sa voiture, sa ferme, son camion, son tracteur ou sa propriété qu'elle soit publique ou privée, il s'agit pour ma part de mes trois albums de Blind Lemon et de la famille Carter ".

Dylan peut avoir puisé un ou deux morceaux dans cette Anthologie mais la plupart de ceux qu'il apprit alors viennent probablement des pistes enregistrées par Guthrie. Et Gypsy Davy compte certainement parmi celles-là. Cette chanson vaudrait à elle seule qu'on écrive un livre sur ses origines écossaises, historiques comme mythologiques comme sur sa diffusion dans les îles britanniques sous des formes différentes et enfin sur son arrivée dans les Etats Unis dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Je me contenterai ici des points saillants en quelques paragraphes.

Des origines historiques ou mythologiques ?
1) En 1540, Johnnie Faa obtint de Jacques V le vote d'un décret accordant divers droits et privilèges aux gitans d'Ecosse.
2) Francis J. Child, dans ses " Ballades populaires anglaises et irlandaises " nous apprend qu'après son exécution en 1624, le Johnnie Faa de la ballade est très rapidement devenu un thème de chansons repris par le folklore.
3) Sir John Faa, travesti en gitan, aurait pris la fuite avec l'épouse du Comte de Cassiles qu'il comptait épouser et ce à la fin du dix-septième siècle.
1540, 1624, ou fin 1600, ce panorama chronologique laisse penser que Johnnie Faa est un nom générique désignant les chefs des clans gitans.
Dans ses versions les plus anciennes, la ballade est généralement intitulée The Gypsie Laddie jusqu'à sa parution dans " Tea-Table Miscellany " de Ramsey sous le titre Johnny Faa, The Gypsie Laddie. Le personnage de Gipsy Davy apparaît dans une version interprétée par Agnès Lyle Kilbarchan, en juillet 1825, le 27 pour être précis, et imprimée dans les manuscripts de Motherwell. (ndt : A ce propos, nous précisons que "lad" ou "laddie" est un mot écossais qui signifie (jeune) garçon).
Cette version-là donne à la Comtesse le nom de Jeanie Fair, nom similaire à celui du duc, mais il n'est pas impossible que ce soit une coïncidence. Le morceau peut avoir inspirer Dylan pour " Boots Of Spanish Leather ". Une ancienne version originaire de Newcastle-Upon-Tyne et datant de 1720 ou du dix-huitième siècle fait allusion au " Spanish leather ".
" Gypsy Laddie " et " Davy " ont tous deux traversé l'océan vers les Etats Unis. La version enregistrée en Amérique la plus ancienne est intitulée " The Gypsy Davy ". Elle date de 1845 et vient de Stockbridge dans le Massachusetts. La chanson de Guthrie comme certains prélevèments de Dylan reprennent quelques-uns des éléments de cette première version. Woody enregistra sa version quelque 100 ans plus tard. Dylan, lui, est connu pour l'avoir chantée uniquement chez les Gleason en 1961, mais il y fera référence ailleurs. Dans Tarantula, par exemple : " Le chef des vagabonds vint et décréta que le camp spirituel de David Le Gitan soit noyauté par un dictateur étranger ".
Dans Tombstone Blues encore :
" Davey (sic) le Gitan à l'aide d'une torche il brûle leur camp
(le camp qui abritait les esclaves dans la jungle)
Son fidèle esclave Pedro piétinant derrière lui ".
Nous avons donc la preuve de l'importance que le caractère de cette ballade eut sur Dylan.

Woody Guthrie a joué un rôle déterminant mais il ne faut pas non plus négliger les différents accents donnés à Gypsy Davy dans tous les Etats-Unis : The Gypsy Rover peut être passé sous silence, mais Black Jack David ou encore Black Jack Davey sont elles beaucoup plus intéressantes et pas seulement parce que Dylan a enregistré cette dernière pour " Good As I Been To You ", mais aussi parce que ce sont des chansons très différentes sur le même sujet et plus seulement des variantes de Gypsy Davy. Je n'ai pu remonter plus loin que l'enregistrement de Cliff Carlisle en 1939 même si les enregistrements d'Almeda Riddle sont antérieurs et de loin.

What Did The Deep Sea Say ? est l'une de ces nombreuses chansons que Woody Guthrie enregistra avec Cisco Houston en 1944. Dylan la chanta dans le microphone de Tony Glover en juillet 1963 à Minneapolis. Cette partie de l'enregistrement ne circule pas. Mais il est intéressant de noter que " Troubled and I Don't Know Why " interprété avec Joan Baez à Forest Hills le mois suivant est construite autour du refrain de cette vieille chanson pour enfants :
" What did the deep sea say ?
Tell me, what did the deep sea say?
It moaned and groaned and it splashed and it foamed
And it rolled on its weary way".


Jiggy Bum Bum, une autre de ces chansons pour enfants enregistrées par Guthrie, n'a pas seulement nourri la scène que Dylan construit dans " I Shall Be Free ". Elle a aussi donné sa mélodie au morceau.

La chanson à danser Skip To My Lou a également été enregistrée par Guthrie. Dylan s'est certainement souvenu du vers " little red wagon painted blue " lorsqu'il a écrit " Buckets of Rain ".

Sally Gal est une autre chanson de Dylan qui a probablement été inspirée par une chanson qu'il a apprise de Guthrie : Sally Ann. Dylan joua son adaptation de Sally Ann au début de l'année 1961. Il la joua ensuite en ouverture de concert jusqu'en avril 1962 où il en enregistra trois prises lors des répétitions pour " Freewheelin' ". Une version de l'ancien morceau a été enregistrée par Cecil Sharp à Brownsville en Caroline du Nord durant l'année 1918. On retrouve le texte dans le livre " Les chansons folk anglaises du Sud des Appalaches ", mais je n'arrive pas à voir ce qu'il y a d'anglais dans tout ça :
" Oh, where are you going Sally Ann ? (x3)
I'm going to the wedding, Sally Ann
Oh, shake that little foot, Sally Ann (x3)
You're a pretty good dancer, Sally Ann."


Long John ou Lost John sont interchangeables. Dylan l'enregistre à Minneapolis en décembre 1961, une interprétation tout-à-fait honnête de ce qui ne fut jamais que la partie d'harmonica de Sonny Terry avec quelques vers de Guthrie. Tous admettent que Dylan apprit très rapidement le jeu d'harmonica de Guthrie. Jouait-il seulement de l'harmonica avant d'écouter Guthrie ?

Who's Gonna Shoe Your Pretty Little Foot ? est une autre de ces vieilles chansons à l'historique incroyablement complexe. Elle se recoupe avec d'autres vieux morceaux. Dylan l'a chanté à Saint Paul en mai 1960. Mais ce qui nous intéresse davantage c'est l'usage qu'il en fit pour les premières notes de Kingsport Town. Quelques vers sont inspirés de ceux de " The Lass of Roch Royan " ou de " The Lass of Ocram " (ndt : "lass" est le féminin de "lad") éditée pour la première fois en 1765 :
" O Wha will shoe my bonny foot
And wha will glove my hand?
And wha will lace my middle jimp
We' a lang, lang linen band?"


Et ainsi de suite, on peut noter que nul part, il n'est écrit "in the wind". C'est une expression dylanienne pour sûr ! Pour être juste, cette image-là et d'autres sont allées de chansons en chansons, jusqu'à se retrouver dans le John Henry de Furry Lewis. Remarquez, John Hardy aussi.

La mélodie de Kingsport Town est elle sans doute inspirée de la version de " More Pretty Gals Than One " que Woody Guthrie et Cisco Houston ont enregistrée ensemble, l'une des deux prises réalisées lors des répétitions pour Moe Asch le 16 avril 1944.

Le " Honey Just Allow Me One More Chance " de Dylan s'inspire du morceau d'Henry Thomas " Honey Won't You Allow Me One More Chance ?" qui date de 1927. Les ressemblances ne tiennent cependant qu'au refrain. Les vers du premier et troisième couplet proviennent eux d'une autre chanson.
La première strophe par exemple :
" Well, I'm a walkin' down the road
With my head in my hand
I'm lookin' for a woman
Needs a worried man"
Cette première strophe est issue d'une chanson de Woody Guthrie qui parle de la cocaïne : " Take A Whiff On Me ". Des liens tout aussi ténus existent entre cette version et ce traditionnel que Dylan a chanté, " Cocaine Blues ". Il l'avait apprise de Reverend Gary Davis. Mais je soupçonne que toutes ces chansons de cocaïne aient mangé au même râtelier, car comme le dit la chanson :
" La cocaïne est faite pour les chevaux
Elle n'est pas faite pour les hommes. "


On sait que Dylan prit la version de Dave Van Ronk lorsqu'il décida d'inclure " House Of The Rising Sun " sur son premier album. Il jouait ce morceau dès avril 1961 et j'aime à penser qu'il interprétait alors la version de Woody Guthrie. Les couplets sont de toute façon identiques. Van Ronk n'avait rien fait de plus que de réintroduire cette chanson dans le domaine noir, d'où elle était venue. (Quoique l'historique de cette chanson ne remonte pas bien loin, et qu'il semble que les versions blanches et noires aient suivi des voies parallèles). Cette set list tout-à-fait particulière nous donne une idée de ce que Dylan chantait lors de son premier passage au Gerdes Folk City. D'autres chansons qu'il pourrait aussi avoir appris de Guthrie y figurent : Golden Vanity, Poor Lazarus, 900 Miles, Ramblin' Blues (qui était auparavant le Ramblin' Gamblin' Blues de Guthrie et Cisco), Sally Gal et Cocaine Blues.

900 Miles est intéressante. Guthrie en avait enregsitré une version en 1944, sur laquelle il jouait du violon ! Il avait rejoint le Sea Porpoise peu de temps après en direction de la Normandie où il devait prendre part au Débarquement. Le bateau fut torpillé. C'était la deuxième fois que cela arrivait à Guthrie. Le bateau parvint à rester à flots jusqu'à son remorquage à Southampton. Cet accident eut lieu immédiatement après la participation de Woody à l'opéra " folk " pour la radio anti-fasciste d'Alan Lomax, " Les Martins et les Timides ", financé et promu par la BBC. Il en tira la conclusion qu'il serait stupide de ne pas apparaître sur la chaîne de sa maison de production durant son seul séjour sur le sol britannique. Il en résulta une apparition sur les programmes de la BBC à l'heure des programmes pour enfants. L'émission fut diffusée le 7 juillet. Il interpréta quatre morceaux dont 900 Miles. J'ai entendu cet enregistrement et pour qui peut comprendre ce qu'un tel générique peut avoir laissé d'empreinte dans nos mémoires d'enfant, il ne sera pas difficile de réaliser combien il était surprenant d'y voir apparaître Guthrie.

En Avril 1961, 900 Miles était jouée par Dylan mais il en écrivit rapidement sa propre adaptation qui fit son apparition à son retour à Minnéapolis en décembre 1961. il s'agissait de " I Was Young When I Left Home ". Il faudra attendre la diffusion des Basement Tapes en 1992 pour entendre Dylan chanter 900 Miles dans sa forme première, parole et mélodie comprises. Les origines du morceau ne sont pas connues mais elle fut probablement chantée pour la première fois par les noirs qui travaillaient aux lignes de chemin de fer du Sud, au dix-neuvième siècle donc. Elle devint rapidement très populaire parmi la population rurale blanche d'où de nombreuses variantes : 100 Miles, 500 Miles, Old Reuben.

Dylan a dit avoir appris Golden Vanity, un autre de ces morceaux figurant sur sa set list de 1961, de Spider John Koerner avec qui il l'a joué en duo à Minneapolis en 1960. L'entendre telle qu'ils la jouèrent alors nous est impossible mais j'imagine que par la suite il apprit la version de Woody Guthrie et Cisco Houston. C'est ainsi que lorsqu'il l'interpréta de nouveau régulièrement trente ans plus tard, il reprit fidèlement le refrain tel que le chantait Guthrie, alors qu'à l'inverse les couplets différaient un peu, racontant une histoire plus complète. Il s'agit peut-être de la plus vieille ballade chantée par Guthrie et peut-être aussi par Dylan. La version la plus ancienne que j'ai pu trouver s'intitule " Sir Walter Raleigh Sailing in The Low-Lands ". Elle fût éditée dans " Real Sailor Songs " en 1635, puis de nouveau dans les Pepys' Ballads précédée de la préface suivante :
" Sir Walter Raleigh navigue dans les Basses Terres : Où l'on montre comment le célèbre navire " Sweet Trinity " fut pris par une galère déloyale, avant d'être de nouveau restitué par l'adresse d'un jeune mousse, qui fit sombrer la galère : Ainsi le raconte la chanson. "
Golden Vanity fut transmise oralement dès 1840. Elle est éditée dans le " Pedlar's Pack " de Logan Sharp. On en dénombre 14 versions dans tous les Etats-Unis. Une paire de versions du Kentucky se rapprochent de celles reprises par Guthrie puis par Dylan.

On ne peut pas ne pas citer " The Train ", y compris parce que l'autobiographie de Guthrie " En Route pour la Gloire ", celle par qui tout commença pour Dylan, tire son titre de ce gospel. Le train ne cessera jamais d'être un symbole pour Dylan : le train de marchandises, celui des passagers ou encore le train de minuit.

" The Gospel train's a comin'
I hear it just a hand
I hear the car wheels movin'
An' rumblin' through the land"
On trouve ces paroles dans Git On Board, Little Chelen. N'était-ce pas ce train que Johnny Cash entendait dans sa chanson Folsom's Prison ? Quoi qu'il en soit, il s'agit toujours du même train : celui du Salut.

J'imagine sans peine que les versions données par Woody Guthrie, Leadbelly, Cisco Houston et Sonny Terry de You Shall Be Free sont celles qui ont marquées Dylan, plutôt que celle de 1927 de Frank Stokes, le chanteur noir de Memphis, et qui lui ont inspiré " I Shall Be Free ". Le vaste champ d'interprétations qui nous conduit des origines noires jusqu'aux versions blanches et inversement est un processus fascinant qu'à sa façon Dylan n'a cessé d'explorer pendant toute sa carrière.

C'est tout aussi valable pour un autre vieux morceau que Guthrie, Cisco Houston et Sonny Terry (deux blancs et un noir) ont expédié pendant les sessions de 1944. Lonesome Day, pour laquelle Guthrie a repris la mélodie de Vigilante Man, un de ses morceaux du Désert de Poussières, a un refrain qui vient de la version noire, celui que Dylan a utilisé pour son " Lonesome Day Blues ". Il reprend aussi deux couplets que Blind Lemon Jefferson a réutilisé pour " See That My Grave Is Kept Clean ". Et de qui Guthrie tenait-il ce morceau ? D'un enregistrement de la Carter Family qui date de 1935 : " Sad And Lonesome Day ". La plupart des blancs qui ont inspiré Dylan - et pas seulement Guthrie mais aussi Jimmie Rodgers, Frank Hutchison, Hank Williams et Elvis Presley bien sûr - s'inspiraient eux aussi du blues noir et de la tradition du gospel et remettaient cette inspiration à disposition d'autres chanteurs aussi bien blancs que noirs, afin qu'elle devienne un nouveau creuset de création. Il était probablement plus facile pour les noirs d'écouter des disques de blancs des temps anciens comme de country, ou de les entendre à la radio que cela l'était pour les blancs d'écouter des disques de gens de couleur, des " race records ".

Railroad Bill est un autre exemple intéressant. Morris Slater portait le surnom de Railroad Bill. C'était un noir originaire d'Escambia County en Alabama qui tua douze personnes dont un shérif entre 1893 et 1895. Il tomba dans un guet-apens et fut exécuté en mars 1896. La chanson qui lui fut consacrée se trouve dans un livre de 1925, " les Noirs et leurs Chansons ". Elle fut largement diffusée dans des versions différentes. Mais ces versions n'avaient plus grand chose à voir avec la réalité. Le récit factuel avait cédé la place au folklore. La version noire la plus ancienne, celle de Wil Bennett, date de 1929 et est postérieure à celle de Frank Hutchison. Je ne sais pas trop comment Dylan l'a entendue. Il l'a chantée en mai 61 seulement comme l'atteste l'enregistrement de Minneapolis. C'est vraisemblablement Jack Elliott qui la lui fit connaître. Woody Guthrie l'avait enregistrée en 1953, dans un échange de couplets avec Elliott.

Stackolee (ou Stack A Lee, c'est selon) fait encore partie de ces traditionnels que Dylan peut avoir appris de Guthrie ou d'un autre. De Ma Rainey peut-être qui l'enregistra en 1925, de Frank Hutchison (janvier 1927), ou encore de Long 'Cleve' Reed et ses Down Home Boys (mai 1927), ou de Woody Guthrie et Sonny Terry en 1944. Qui pourrait le dire ? Les liens les plus évidents avec Guthrie s'estompent quelque peu. On peut toutefois encore mentionner : Greenback Dollar et Danville Girl. Le refrain inspira " Bronwsville Girl " (initialement appelée New Danville Girl). Il y a encore Roving Gambler que Dylan chante toujours. Woody Guthrie et Cisco Houston chantaient " Gamblin' Man " ou encore " Ramblin' Gamblin' Man " qui appartenait au répertoire de Dylan dans les années 60.

" Soldier Boy For Me " enregistrée par Cecil Sharp en Virginie fut éditée dans le recueil des " Chansons folk anglaises du Sud des Appalaches ", on y trouve les couplets suivants :
I would not marry a farmer
He's always selling grain
I'd rather marry a soldier boy
That marches trough the rain


Alors qu'une chanson d'ouvriers noirs imprimée dans "Les noirs et leurs chansons" disait :
Well, she ask me in the parlour
An' she cooked me with her fan
An she whispered to her mother
Mamma, I love that dark-eyed man.


Cette ballade est la cousine américaine de la chanson anglaise " Roving Journeyman ". Une version recueillie par Sabine Baring Gould à Devon en septembre 1988 donne à lire le texte suivant :
Oh, I'm a roving journeyman
And I roam from town to town
And when I've done a job of work
I'm willing to sit down…

Well, I hadn't been in Exeter
The days was barely three
Before the Mayor's daughter
She fell in love with me
She asked me for to dine with her
And she took me by the hand
And she proudly told her mother
That she loved a journeyman.


Tous les vers ci-dessus apparaissent sous cette forme ou une autre dans Roving Gambler.

Environ dix ans après la mort de Guthrie, Hollywood tint tardivement la promesse faite en réalisant enfin " En Route Pour la Gloire ". Par chance le projet s'appuyait sur des amis et des associés de Woody, dont Harold Leventhal au titre de co-producteur, c'est donc un effort honorable, mais qui tient plus du drame que du documentaire. Qui pouvait interpréter Woody ? Son fils Arlo souhaitait l'incarner mais sa proposition fut rejetée. Joady, le plus jeune des fils de Woody, ainsi appelé en mémoire de Tom Joad, fut sollicité pour jouer le rôle d'un travailleur immigré. Richard Dreyfuss était sur les rangs. Et pourquoi pas un chanteur ? Phil Ochs peut-être ? Beaucoup de bruits ont couru sur l'éventuelle participation de Dylan mais lui-même n'a jamais rien dit à ce sujet. Et à juste titre. Quelles qu'aient pu être les qualités de ce film, Woody lui-même aurait certainement eu quelques répliques cinglantes à la pensée qu'on pouvait transformer la vie d'un homme en marchandise. Le film aura au moins servi la cause de Marjorie Guthrie qui avait fondé une association pour lutter contre la chorée de Huntington. David Carradine obtint finalement le rôle. Son admiration non feinte pour Guthrie et ses antécédents de chanteur justifiaient largement ce choix. Et comme par hasard, son père, John Carradine, avait interprété le rôle de Casey dans " Les Raisins de la Colère ", trente-six ans plus tôt ! En 1992 enfin, Arlo Guthrie assura la promotion du film. A cette occasion il enregistra deux cassettes audio sur lesquelles il faisait la lecture de l'ouvrage pendant près de trois heures.

Un dernier lien entre Guthrie et Dylan qui peut être mentionné dans cet article est que tous deux ont été nommés au Rock'n'Roll Hall of Fame. Je me demande ce que Guthrie aurait fait d'une telle nomination !

Et à l'heure où j'écris, Dylan paraît se concentrer sur son propre répertoire (à moins qu'il ne s'attache à la pratique assidue du piano ? Guthrie qui n'a jamais touché un piano ne peut lui servir de source d'inspiration). Quoiqu'il en soit de cette actualité, les liens entre Dylan et Guthrie semblent devoir ne pas s'éteindre de sitôt. Et qui sait ce que révéleront à ce sujet les " Chronicles "?


John B. Way, août 2003.




Cette série de trois articles a été publiée dans Isis et traduite par Agnès Chaput (et François Guillez) avec l'aimable permission de Derek Barker.
www.bobdylanisis.com

Si vous voulez approfondir l'oeuvre de Woody Guthrie, voici deux liens par lesquels commencer :
Graeme Allwright chante Woody Guthrie
Le site officiel sur Woody Guthrie

Autres liens sur les chansons américaines :
Chansons profanes
Chansons religieuses


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