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Interview de Playboy, février 1966
UNE CONVERSATION CANDIDE AVEC L'IDOLE ICONOCLASTE DU MONDE FOLK ROCK

Musicologue aux multiples talents et commentateur tranchant du fait social, Nat Hentoff réaffirme ses références singulièrement pertinentes en nous livrant un double travail dans le numéro de ce mois-ci :
- En tant qu'auteur de " We're Happening All Over, Baby ! " (" On s'installe partout, chérie ! ") en page 82 : un portrait éclairé de la jeunesse américaine, une nouvelle génération d'activistes sociaux anti-etablishment.
- Et en tant que journaliste autour d'un personnalité controversée à propos de laquelle il écrit :
" Il n'y a pas encore cinq ans, Dylan se bagarrait dans New York, dormant dans les appartements de quelques amis sur le Lower East Side et décrochant des concerts occasionnels au Gerde's Folk City, un bar peu engageant pour étudiants du Village. Avec sa casquette de cuir, ses blue-jeans et se bottes élimées, son éternelle tenue d'alors, Dylan faisait penser à un Huck Finn famélique et anachronique. Comme Huck, il était arrivé du Midwest, lui dirait qu'il s'en était " échappé ". Le fils d'Abraham Zimmerman - un commerçant en electro-ménager - grandit à Hibbing, dans le Minnesota, une triste ville minière près de la frontière canadienne. En dépit de fugues régulières entre 10 et 18 ans, le jeune Zimmerman parvint à terminer son cycle d'études au lycée. Il s'en fut alors pour six mois à l'Université du Minnesota en 1960. Dès lors, il se baptisa Bob Dylan - en hommage à Dylan Thomas dit la légende, mais en réalité en référence à un oncle joueur qui portait un nom ressemblant à Dylan.

" A la fin de cette année-là, il partit pour l'est afin de rendre visite à Woody Guthrie, son idole, hospitalisé au New Jersey Hospital. Ce chanteur folk, natif de l'Oklahoma, perdait pied, luttant contre une maladie évolutive de dégénérescence nerveuse. Dylan tenta en ce lieu de rassembler matière à une carrière musicale. Ceux qui l'ont connu alors évoquent un jeune homme farouche et obstiné mais amical au fond, et d'une gentillesse peu commune sous l'attitude branchée. Tous ont évoqué sa voix. Certains disaient de cet accent du Midwest sans relief qu'il était énervant mais hypnotique, d'autres approuvaient ce chanteur folk du Missouri qui apparentait les sonorités de Dylan à celles d'un chien qui aurait une patte coincée dans du barbelé. Tous étaient cependant d'accord pour admettre que ses chansons avaient quelque chose de très personnel et de troublant, un mélange âcre de solitude et de défiance portant les marques de Guthrie, des échos des chanteurs de Blues noir en même temps que des caractères évidents du style Country and Western. Pour l'essentiel, on retiendra que Dylan travaillait à créer son propre style, pénétrant et distinct. Mais avec une voix si âpre, et des chansons qui méprisaient amèrement toute forme de conformisme, ainsi que les préjugés raciaux et la mythologie de la guerre froide, rares parmi ses amis étaient ceux qui pensaient que Dylan deviendrait un grand, même si la musique folk suscitait déjà un engouement.

" Ils avaient tort. En septembre de cette année 1961, un critique musical du New York Times le vit sur scène au Gerde's et salua dans ce gamin dépenaillé de 19 ans, originaire du Minnesota, la naissance d'une nouvelle voix qui ferait date dans l'horizon de la musique folk. Au même moment, la Columbia Records lui faisait signer son premier contrat. Son premier album vit le jour l'année suivante. Bien qu'encore loin du gros succès, il voyait néanmoins se multiplier les concerts et les contrats pour les cafés et les clubs. Puis Dylan connut un succès plus marqué au Festival Folk de Newport en 1962. Son album suivant commença à marcher et le printemps de 1963 vit sa première chanson vraiment connue : " Blowin' In The Wind ". Ce même printemps, il réalisa un coup promotionnel avec le Ed Sullivan Show. CBS ne lui avait effectivement pas permis d'interpréter une parodie mordante qu'il avait écrite sur la John Birch Society. Dans l'esprit des jeunes, l'image de Dylan commençait à se mettre en place : une sorte de James Dean chantant avec des airs de Holden Caulfeld. Il s'épanouissait sans se trahir. Ses concerts commençaient à attirer une foule grandissante et ses chansons, interprétées par lui comme par d'autres chanteurs de folk, partaient à l'assaut des classements. L'une d'entre-elles, " The Times They Are A'Changin' ", devint l'hymne de toute une jeunesse rebelle qui savourait son message : les adultes ne savent pas ce qui se passe, ni ne peuvent dire à leurs enfants ce qu'ils doivent faire.

" Dès 1965, il était devenu un phénomène majeur de la scène musicale. De plus en plus de musiciens folk, de Joan Baez aux Byrds, considéraient qu'inscrire un nombre important de chansons de Dylan dans leur répertoire était incontournable. Par exemple, en août dernier, la frénésie fut telle que dix-huit enregistrements différents des ballades de Dylan ont été réalisés par d'autres artistes que le compositeur lui-même. Un nombre croissant de chanteurs folk en herbe, tous comme les auteurs de chansons folk commencent à sonner comme Dylan. On peut lui attribuer l'apparition actuelle de " protest songs " interprétées par des chanteurs aux cheveux longs, des rock'n'rollers post-beat comme Barry McGuire ou Sonny and Cher. Et le tout nouveau succès commercial du " folk rock ", une fusion entre des morceaux folk et un rythme rock'n'roll, a pour origine la décision toute récente de Dylan de jouer avec une petite formation rock'n'roll plutôt que de continuer à s'accompagner seul à la guitare - un revirement qui lui valut d'être qualifié de traître par les puristes folk. Accompagné par les mesures martelantes du nouveau groupe, Dylan a parcouru l'Angleterre avec un succès aussi tumultueux que celui qu'il a connu en Amérique. Et l'engouement qu'ont fait naître ses singles dans les deux pays ne connaît pas d'autres rivaux que les Beatles, Herman Hermits et les Rolling Stones dans les classements des 40 meilleurs titres. Dans les dix-huit mois à venir, ses revenus, générés par ses apparitions, ses disques et ses droits d'auteur, sont estimés à plus d'un million de dollars.

" Néanmoins, Dylan semble en apparence resté le même que celui qu'il fut pendant ses années de vaches maigres à Greenwich Village. Ces vêtements traduisent une décontraction qu'on lui connaissait déjà jusqu'à frôler l'exotisme ; ses cheveux restent longs et frisés, et ça n'est pas demain qu'on le verra en costume-cravate. Il y a toutefois eu des changements. Finies les protestations polémiques contre la bombe, les dénonciations des préjugés raciaux et du conformisme, ses chansons sont devenues autrement plus personnelles - un amalgame surréaliste de menace Kafkaïenne, de satires corrosives et de sensualité opaque. Ses paroles sont plus bavardes que jamais, des vers avec une abondance de mots et d'images nerveuses qui se lisent davantage comme des vers libres que comme un poème conventionnel. Les adultes éprouvent toujours des difficultés pour comprendre l'originalité de son langage, de même que son message d'aliénation, mais les jeunes continuent de l'écouter.

" Il y a d'autres changements encore. Dylan est devenu insaisissable. On ne le voit plus dans ses vieux repères du Village ou du Lower East Side. A quelques exceptions près, il évite les journalistes et n'apparaît en public qu'au milieu d'une coterie protectrice de jeunes chevelus habillés tout comme lui et de jeunes femmes sveltes aux cheveux raides, vêtues comme lui également. Son quartier général, si l'on peut dire, se trouve dans une maison louée par son impresario près de Woodstock, une colonie d'artistes branchés dans l'état de New York. Il apprécie aussi la retraite que lui offre l'appartement de son impresario sur le très beau Gramercy Park à New York. Des rumeurs circulent sur Dylan le motard, le romancier, le scénariste de films outranciers faits à la maison. Mais en dehors de son petit cercle d'intimes, le jeune héros folk de 24 ans garde fermement ses distances.

" Dylan n'a accepté cette interview pour Playboy, la plus longue qu'il ait jamais accordée, qu'après une dérobade interminable et de grandes hésitations. Nous l'avons rencontré au dixième étage du nouveau bâtiment de la société CBS au cœur de Manhattan. La pièce avait un aspect aseptisé : des murs blancs et quelques vases noirs, des meubles contemporains aux lignes austères, des objets d'art d'avant-garde choisis par un comité, le tout très ordonné, des bureaux bien rangés, un personnel bien ordonné. Dans ce cadre stérilisé, avachi dans un fauteuil placé en diagonale, Dylan apportait une note discordante rafraîchissante, avec sa crinière brun-blond indomptée balayant le col sans cravate de sa chemise écossaise bleue, sa veste noire, son pantalon gris rayé de couleurs variées et ses chaussures en daim, usées jusqu'à la corde.

" Assis près de lui, lui aussi avec des cheveux longs, une chemise ouverte sous une veste noire mais habillé de jeans délavés, était assis un jeune homme élancé que le chanteur n'appela pas autrement que Taco Pronto. Tandis que Dylan parlait d'une voix traînante, souriant rarement et pendant de très courts instants, sirotant du thé et fumant cigarette sur cigarette, son ami qui s'en tenait au silence, approuvait du chef chacune des phrases qu'il prononçait. Tendu et sur ses gardes au début, Dylan commença à se détendre, puis à s'ouvrir tout en essayant de nous dire - bien que de façon très surréaliste - là où il en était et ce qu'il faisait. Compte tenu des circonstances, nous avons décidé de jouer franc-jeu dans nos questions, persuadés qu'agir autrement aurait freiné le libre flot des réponses de Dylan. "

Ndt : Cette interview a en fait été réécrite entièrement par Dylan, qui n'était pas satisfait des réponses qu'il avait données à l'origine. Il s'agit donc de sa première œuvre de prose publiée.




Playboy : " Les chansons populaires ", avez-vous dit à un reporter l'an passé, " sont la seule forme artistique pour décrire l'humeur du temps. La radio et les disques sont les seuls supports à leur offrir un endroit. C'est à ça que les gens passent leur temps. Et pas dans les livres, pas non plus au spectacle ou dans les galeries. Cet art dont on nous rabat les oreilles, il reste dans sa coquille et ne rend personne heureux ". Compte tenu du nombre grandissant de lecteurs, de ceux qui toujours plus nombreux vont au théâtre ou dans les galeries d'art, pensez-vous que votre prise de position est contredite par les faits ?

Dylan : Les statistiques mesurent la quantité, pas la qualité. Les gens qui sont dans ces statistiques sont ceux qui s'ennuient le plus. L'art, si une telle chose existe, est dans les salles de bains, tout le monde sait ça. Aller dans une galerie d'art boire un verre de lait et manger des beignets gratuits, avec un groupe de rock'n'roll qui joue, ce n'est qu'une affaire de statut. Je ne renie pas tout, vous voyez, mais je passe beaucoup de temps à la salle de bains. Je pense que les musées sont vulgaires. Il sont contre le sexe. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas dit que les gens " passaient " sur les radios, j'ai dit qu'ils étaient " obsédés " par la radio.

Playboy : D'après vous, pourquoi le rock'n'roll est-il devenu un phénomène international ?

Dylan : Je n'arrive pas à penser vraiment que le rock'n'roll existe. En réalité, quand on y pense, tout ce qui n'a pas d'existence réelle est voué à devenir un phénomène international. De toute façon, qu'est ce que ça veut dire rock'n'roll ? S'agit-il des Beatles, de John Lee Hooker, de Bobby Vinton, du gosse de Jerry Lewis ? Qu'en est-il de Lawrence Welk ? Il doit bien jouer quelques chansons de rock'n'roll. Tous ces gens sont-ils les mêmes ? Ricky Nelson est-il comme Otis Redding ? Mick Jagger est-il Ma Rainey ? Je sais dire de quelqu'un qu'il aime Ricky Nelson à la façon qu'il a de tenir sa cigarette. Je pense que c'est bien d'aimer Ricky Nelson. Cela m'est absolument égal que quelqu'un aime Ricky Nelson. Mais je crois que nous sommes hors-sujet là. Ricky Nelson n'existe pas. Les Beatles n'existent pas. Non, je n'ai rien dit, les scarabées existent (jeu de mot : Beatles/beetles). Mais Bobby Vinton n'existe pas. De toute façon, l'expression n'est pas " phénomène international ", c'est " cauchemar parental ".

Playboy : Ces dernières années, certains critiques prétendent que le jazz a perdu de sa force d'attraction sur les jeunes générations ? Etes-vous d'accord ?

Dylan : Je ne pense pas que le jazz ait jamais suscité une adhésion des jeunes générations. Je ne sais même pas qui est cette jeune génération. Et de toutes façons, je ne pense pas qu'ils puissent même entrer dans un club de jazz. Le jazz est difficile à appréhender. Je veux dire qu'il faut aimer le jazz pour le suivre, et ma devise c'est de ne jamais rien suivre. J'ignore quelle est la devise de cette jeune génération mais je crois qu'ils sont obligés de suivre leurs parents. Je veux dire, que diraient ces parents à leurs enfants s'ils rentraient à la maison avec un œil de verre, un disque de Charlie Mingus et les poches pleines de fric ? Ils s'entendraient dire : " Sur qui prends-tu modèle ? " Et le pauvre gamin n'aurait plus qu'à rester là avec des chaussures qui prennent l'eau, un nœud papillon sur les oreilles, de la suie se déversant sur son nombril, pour dire " Du jazz, Père, je suis le modèle du jazz ". Et son père dirait probablement : " Attrape un balai et nettoie-moi toute cette suie avant d'aller au lit ". Après, la mère dirait à ses amis : " Oh, oui, notre petit Donald appartient à cette jeune génération, vous savez ".

Playboy : Vous disiez que vous vouliez jouer aussi peu souvent que possible, que vous vouliez garder du temps pour vous. Mais déjà vous donnez plus de concerts et enregistrez plus de disques chaque année. Pourquoi ? Est-ce pour l'argent ?

Dylan : Rien n'est plus comme avant désormais. Le printemps dernier, je pensais que j'étais sur le point de quitter la chanson. J'étais vidé et les choses prenaient une tournure ennuyeuse. Je veux dire, on me voyait faire " Everybody Loves You For Your Black Eye " et pendant ce temps, l'arrière de ma tête s'affaissait. Malgré ça, je continuais à jouer beaucoup de chansons que je ne voulais pas jouer. Je chantais des mots que je ne voulais pas vraiment chanter. Je ne parle pas des mots comme " Dieu ", " Mère ", " Président ", " Suicide " ou " Guillotine ". Je parle simplement de petits mots comme " si ", " espoir " et " tu ". Mais " Like A Rolling Stone " a complètement changé tout ça. Après ça, peu m'importait d'écrire des livres, des poèmes ou quoi que ce soit. Je veux dire, c'était quelque chose que moi aussi je pouvais aimer. C'est très fatigant d'entendre les autres vous dire combien ils vous apprécient alors que vous-mêmes vous ne vous aimez pas. D'un point de vue divertissement, c'est aussi vraiment mortel. Contrairement à ce quelques personnes effrayantes peuvent penser, je ne joue pas avec un groupe maintenant pour des raisons propagandistes ou commerciales. C'est juste que mes chansons sont des images et le groupe donne une bande-son à ces images.

Playboy : Pensez-vous qu'avoir un groupe et abandonner le folk pour le folk rock ait contribué à votre épanouissement en tant qu'interprète?

Dylan : Je ne m'intéresse pas à moi en tant qu'interprète. Les interprètes sont ceux qui jouent pour les autres. A la différence des acteurs, je sais ce que je dis. Tout est simple dans mon esprit. Et peu importe la réaction du public à tout ça. Ce qui arrive sur scène est direct et n'attend aucune forme de récompense ou de mise à l'amende de la part de tous les agitateurs extérieurs. C'est très simple et tout cela existerait qu'il y ait quelqu'un pour le voir ou pas. En ce qui concerne votre remarque sur le folk et le folk-rock, peu importe le nom désagréable que lui donnent les gens. Ca pourrait être " musique arsenic " ou " musique de Phèdre ". Je ne crois pas que le mot folk-rock ait quelque chose à voir avec tout ça. Et musique folk est un mot que je ne peux pas utiliser. La musique folk est une bande de lourdauds. Je veux considérer tout ça comme de la musique traditionnelle. La musique traditionnelle est fondée sur des hexagrammes. Elles est issue des légendes, de la Bible, des tourments et elle parle des légumes et de la mort. Personne ne peut tuer la musique traditionnelle. Toutes ces chansons sur les roses qui émergent du cerveau des gens, sur ces amoureux qui sont en fait des oies, sur les cygnes qui deviennent des anges, ne peuvent pas mourir. Il n'y a que ces gens paranoïaques qui pensent que quelqu'un va venir voler leur papier-toilette, ceux-là vont mourir. Des chansons comme " Which Side Are You On? " ou " I Love You, Porgy " ne sont pas de la musique folk, ce sont des chansons politiques. Elles sont déjà mortes. Et manifestement, la mort n'est pas universellement acceptée. Je veux dire, vous pourriez penser que les gens qui aiment les chansons traditionnelles comprennent que le mystère qu'elles contiennent est un fait, un fait de la tradition. J'écoute de vieilles ballades, mais je ne voudrai pas aller dans une " fête " écouter ces vieilles ballades. Je pourrais vous donner une description détaillée de ce qu'elles me font mais certains penseraient probablement que je suis devenu fou. C'est assez curieux de voir que les gens ont le culot de penser que je dispose d'une imagination fantastique. Ca m'isole beaucoup. Mais quoi qu'il en soit la musique traditionnelle est trop irréelle pour mourir. Elle n'a pas besoin d'être protégée. Personne ne peut lui faire du mal. Cette musique recèle la seule mort véritable et valide qu'on puisse ressentir par l'intermédiaire d'un tourne-disque. Mais comme tout ce qui est très sollicité, les gens essayent de la posséder. Ca a quelque chose à voir avec la pureté. Je crois que son non-sens est sacré. Tout le monde sait que je ne suis pas un chanteur folk.

Playboy : Certains de vos fans des débuts ont accepté, et pas seulement pour vous flatter, votre apparition avec un groupe de rock'n'roll au festival folk de Newport l'an passé, tandis que d'autres vous ont bruyamment hué vous accusant de vous être vendu au goût pop. Ils ont le sentiment que l'ancien Bob Dylan était pur. Comment vous sentez-vous par rapport à ça ?

Dylan : J'ai été un peu assommé. Mais je ne peux pas blâmer ceux qui sont venus et ont sifflé : après tout, ils ont payé pour entrer. Peut-être auraient-ils pu être plus calmes et un peu moins tenaces. Il y avait là beaucoup de personnes plus âgées, beaucoup qui étaient venues du Vermont, beaucoup de garde-malades avec leurs parents qui étaient venus pour écouter des morceaux de bal populaire et peut-être une ou deux polkas indiennes. Tout se passait bien puis je suis arrivé, transformant l'endroit en une usine à bière. Il y avait beaucoup de gens satisfaits que je sois hué. Je les ai vus après coup. Je n'ai pas apprécié que ceux qui m'ont hué prétendent l'avoir fait parce qu'ils étaient de vieux fans.

Playboy : Et que dîtes-vous de leur argument selon lequel vous vulgarisez vos dons naturels ?

Dylan : Que puis-je dire ? J'aimerais voir un de ces soi-disant " fans ". Je lui ferai bander les yeux pour le conduire jusqu'à moi. C'est comme d'aller dans le désert, d'y crier puis d'avoir un enfant qui vous jette son seau de sable à la figure. Je n'ai que 24 ans. Ces gens qui disent ça, sont-ils américains ?

Playboy : Américains ou pas, beaucoup n'aiment pas votre nouveau son. Cette réaction presque unanimement négative, peut-elle vous amener à penser que vous avez commis une erreur en changeant de style ?

Dylan : Commettre une erreur, c'est mal comprendre. Une telle action ne serait pas possible. Soit les gens comprennent, soit ils prétendent comprendre, ou encore ils ne comprennent vraiment pas. Vous êtes en train de me dire qu'il faudrait continuer à faire des choses fausses pour des raisons égoïstes. Je ne connais pas d'autre mot pour ça que " suicide ". Ca n'a rien à faire avec ma musique.

Playboy : Erreur ou pas, qu'est ce qui vous a décidé à suivre cette route du rock'n'roll ?

Dylan : La négligence. J'ai perdu mon seul amour sincère. J'ai commencé à boire. Au début, je jouais aux cartes. Puis je me suis retrouvé à jouer aux dés. Je me réveille dans une salle de billards. Puis cette grosse mexicaine me tire de ma table pour me conduire à Philadelphie. Elle me laisse seul dans sa maison, et tout brûle. Je finis à Phoenix, dans l'Arizona. J'y décroche un job de chinois. Je commence à bosser dans un magasin bon marché puis j'emménage avec une gamine de 13 ans. Alors cette grosse mexicaine arrive et brûle la baraque. Je descends à Dallas. Je décroche un job de " avant " dans une pub pour Charles Atlas avec " avant et " après ". J'emménage avec un garçon livreur qui cuisine un chili et des hot-dogs fantastiques. Alors cette fille de 13 ans de Phoenix arrive et brûle la maison. Le garçon livreur - qui n'était pas si tendre - lui tend le couteau et je ne me souviens plus alors que d'une chose : j'étais dans l'Omaha. Il faisait si froid là-bas. A ce moment, je volais mes propres vélos et faisait frire ma pêche. J'ai eu un coup de chance et j'ai décroché un travail de carburateur tous les jeudis soirs aux courses de hot-rods. Je me mets à la colle avec une enseignante de lycée qui faisait de la plomberie au noir. Elle n'avait pas l'air de grand'chose, mais elle avait conçu un type de réfrigérateur très particulier qui transformait les journaux en laitue. Tout se passait bien jusqu'à ce que le livreur arrive et essaye de me suriner. Inutile de dire qu'il a brûlé la maison et que j'ai repris la route. Le premier mec qui m'a ramassé m'a demandé si je voulais être une star. Que pouvais-je répondre ?

Playboy : C'est comme ça que vous êtes devenu un chanteur de rock ?

Dylan : Non, c'est comme ça que j'ai attrapé la tuberculose.

Playboy : Posons la question autrement : Pourquoi avez-vous cessé d'écrire et de chanter des protest-songs ?

Dylan : J'ai cessé d'écrire et de chanter ce qui n'avait pas de raison d'être écrit ou chanté. Comprenez-moi bien : " Protest " n'est pas un mot pour moi. Je n'ai jamais pensé à moi de cette façon-là. Le mot " protest " a été crée pour des gens qui se sont fait opérer. C'est un mot de parc de jeux. Une personne normale et saine d'esprit attraperait le hoquet à vouloir le prononcer honnêtement. Le mot " message " me frappe comme si le son devenait une hernie, c'est comme le mot " délicieux ", ou encore le mot " merveilleux ". Vous savez que les anglais disent très bien " merveilleux ". Ils ne savent pas très bien dire " torride ". Nous avons chacun nos trucs. Quoi qu'il en soit , les chansons à message sont, comme tout le monde le sait, des chansons barbantes. Seuls les journaux des lycéens ou les jeunes filles de moins de quatorze ans peuvent éventuellement disposer de temps pour ça.

Playboy : Vous dîtes que les chansons à message sont vulgaires. Pourquoi ?

Dylan : Pour commencer, l'expérience apprend à celui qui a un message qu'il ne peut pas le mettre dans une chanson. Je veux dire que ce ne sera de toute façon pas le même message. Après un ou deux essais infructueux, on comprend très vite qu'on est tenu par le message qui en résulte, et qui n'est déjà plus celui auquel on a pensé initialement, puisque après tout la chanson quitte la bouche aussi vite qu'elle quitte les mains. Vous me suivez.

Playboy : Euh, parfaitement.

Dylan : Bien, Pour continuer, il vous faut respecter le droit des autres à avoir leurs propres messages. Ce que je vais faire, moi, c'est louer Town Hall et mettre à l'affiche 30 gars de la Western Union. Je veux dire que là, là il y aura vraiment des messages. Les gens pourront venir et écouter plus de messages qu'ils n'en ont jamais entendu dans toute leur vie.

Playboy : Est-il injuste de dire, comme certains l'ont fait, que vos motivations étaient plus commerciales que créatives lorsque vous avez écrit ces chansons qui vous ont rendu si populaires ?

Dylan : Très bien, écoutez, ce n'est pas si profond. Ce n'est pas compliqué à comprendre. Mes motivations, peu importe ce qu'elles étaient, n'étaient pas commerciales dans le sens qu'a l'argent dans ce monde. C'était plus dans le sens " ne pas crever à l'usine ". Je ne l'ai jamais fait pour l'argent. C'est arrivé et j'ai laissé faire. Il n'y avait aucune raison de ne pas me laisser faire. De toutes façons, je n'aurais pas pu écrire avant ce que j'écris maintenant. Les chansons reflètaient ce que je ressentais et voyais. Rien de mes vomissures rythmiques n'y est entré. La vomissure n'est pas romantique. Je pensais que les chansons devaient être romantiques. Je ne voulais pas chanter quelque chose qui ne soit pas explicite. Les choses inexplicites n'ont pas de sens dans la durée. Nous tous, les gens, n'avons pas ce sens de la durée, c'est un blocage dimensionnel. Tout le monde peut être explicite et clair. C'a toujours été le chemin facile. Les dirigeants de ce monde prennent ce chemin facile. Ce n'est pas qu'il soit difficile d'être imprécis ou moins clair, c'est juste qu'il n'y a rien, absolument rien sur quoi être explicite et clair. Mes anciennes chansons, pour en dire le moins, étaient autour de rien. Les nouvelles continuent à être autour de rien, à la différence que vue de l'intérieur, la chose est plus importante : il s'agit peut-être de nulle part, mais tout ça est très alambiqué. Je sais autour de quoi sont mes chansons.

Playboy : Et de quoi s'agit-il ?

Dylan : Oh, certaines sont autour de quatre minutes, d'autres cinq, d'autres encore, croyez-le ou pas, autour de 11 ou 12 minutes.

Playboy : Ne pouvez-vous pas nous en dire un peu plus ?

Dylan : Nan.

Playboy : Très bien. Changeons de sujet. Comme vous le savez, ce sont les 16-25 ans qui écoutent vos chansons. A votre avis, pourquoi ?

Dylan : Je ne vois pas ce qu'il y a d'étrange à ce qu'un groupe d'âge comme celui-là écoute mes chansons. Je suis suffisamment branché pour savoir que je ne vais pas susciter l'intérêt des 85-90 ans. Si les 85-90 ans m'écoutaient, ils comprendraient vite que je n'ai rien à leur apprendre. Les 16-25 ans savent probablement aussi que je n'ai rien à leur apprendre et ils savent que je le sais. C'est un pacte amusant. De toute évidence, je ne suis ni un ordinateur IBM, ni un cendrier. Je veux dire qu'il est évident pour celui qui a déjà dormi à l'arrière d'une voiture que je ne suis pas professeur d'école.

Playboy : Même si vous n'êtes pas professeur d'école, ne voudriez-vous pas aider les jeunes qui vous écoutent à devenir ce que leurs parents sont devenus ?

Dylan : Eh bien, je dois dire que je ne connais pas vraiment leurs parents. Je ne sais pas vraiment si les parents des uns et des autres sont si mauvais. Maintenant, je déteste donner l'impression d'être faible ou lâche et je réalise que je peux paraître très irréligieux mais je ne suis certainement pas le genre de personne qui va parcourir le pays pour sauver les âmes. Je ne marcherais pas sur les gens allongés dans la rue, et je ne deviendrais certainement pas un bourreau. Je n'y penserais à deux fois avant d'offrir une cigarette à un affamé. Je ne suis pas un guide et je ne suis pas à même de sauver les autres de leur sort, dont j'ignore tout. " Parents " n'est pas le mot clef dans tout ça. Le mot clef est " destin ". Je ne peux pas les sauver de ça.

Playboy : Pourtant, des milliers de jeunes gens voient en vous une sorte de héros de la musique folk. Vous sentez-vous des responsabilités envers eux ?

Dylan : Je n'ai pas le sentiment d'avoir des responsabilités, non. Quel qu'il soit, celui qui écoute mes chansons ne me doit rien. Alors comment pourrais-je avoir la moindre responsabilité envers des milliers de personnes ? Qu'est ce qui pourrait bien me laisser penser que je dois quelque chose à quelqu'un qui s'est trouvé là à ce moment ? Je n'ai jamais commencé une chanson par ces mots " Je vous ai rassemblé ici ce soir… ". Je ne dirais jamais à personne d'être un bon garçon ou une bonne fille pour gagner le paradis. Et de toutes façons, je ne sais vraiment pas ce que pensent de moi les gens qui reçoivent ces chansons. C'est horrible. Je parie que Tony Bennet n'est pas confronté à ce genre de choses. Je me demande ce que Billy le Kid aurait répondu à une question pareille.

Playboy : Dans leur admiration pour vous de nombreux jeunes gens ont commencé à copier votre style vestimentaire - qu'un commentateur adulte a qualifié de " farfelu embarrassé et de négligence provocatrice ". Comment réagissez-vous face à ce genre d'affront ?

Dylan : Foutaises. Ce sont de telles foutaises. Je connais le mec qui a dit ça. Il avait l'habitude de traîner par là et de se faire battre. Il ferait bien de faire attention. Y en a qui sont après lui. Ils vont lui enlever ses fringues et le planter nu dans Times Square. Ils vont l'attacher et lui déposer un thermomètre dans la bouche. Ce genre d'idées et de remarques morbides sont si petites. Je veux dire qu'il y a une guerre en cours. Les gens souffrent de rachitisme. Tous sont prêts à déclencher une émeute, des femmes de quarante ans mangent des épinards par wagons entiers ; les docteurs n'ont toujours pas su trouver de remède au cancer. Et voilà qu'un mec de sa campagne parle des vêtements d'un autre qui lui déplaisent. Pire, ça a été imprimé et des innocents ont lu ça. C'est terrible. Et ce mec est terrible. De toute évidence, il stagne dans sa graisse et il attend de ses gamins qu'ils prennent soin de lui. Ses enfants écoutent probablement mes disques. Et au seul motif que mes fringues sont trop longues, on m'estime incompétent dans ce que je fais ?

Playboy : Non, mais il y a ceux pour qui ça compte - et la plupart posent le même jugement sur vos cheveux longs. Mais comparé aux coiffures portées à l'épaule par quelques-uns des chanteurs des groupes actuels, votre goût capillaire vous situe presque du côté des conservateurs. Comment vous sentez-vous par rapport à ce style de coiffure ?

Dylan : Le fait est que la plupart des gens ne réalisent pas que ça tient plus chaud de porter les cheveux longs. Et tout le monde veut avoir chaud. Les gens aux cheveux courts prennent rapidement froid. Ils essayent de le cacher et sont jaloux de ceux qui ont chaud. Ils deviennent au choix coiffeur ou député au congrès. De nombreux gardiens de prison ont les cheveux courts. N'avez-vous jamais noté que les cheveux d'Abraham Lincoln étaient beaucoup plus longs que ceux de John Wilkes Booth ?

Playboy : Pensez-vous que Lincoln portait ses cheveux longs pour se garder la tête au chaud ?

Dylan : En vérité, je pense qu'il avait des raisons médicales mais ce n'est pas mon affaire. Mais je crois que si on y réfléchit, il y a ceux qui portent les cheveux autour de la tête et ceux qui les portent à l'intérieur autour du cerveau. Mathématiquement parlant, plus vous en avez sur la tête et mieux c'est. Ceux qui aspirent à un esprit libre négligent parfois le fait qu'il faut avoir un cerveau dégagé. De toute évidence, si vous portez les cheveux à l'extérieur de la tête, votre cerveau sera un peu plus libre. Mais tout ce discours à propos des cheveux n'est qu'une farce qui a été conçue par des hommes et des femmes qui ressemblent à des cigares, le Comité anti-bonheur. Ce sont tous des pique-assiettes ou des flics. On sait qui ils sont : ils portent souvent des calendriers, des flingues ou des ciseaux. Ils essayent tous de nous conduire vers des sables mouvants. Ils pensent que vous détenez quelque chose. J'ignore pourquoi Abe Lincoln portait des cheveux longs.

Playboy : Jusqu'à ce que vous abandonniez les chansons à " message ", vous étiez non seulement considéré comme une voix majeure du mouvement étudiant protestataire mais aussi comme un militant-phare dans la lutte pour les Droits Civils. A en croire quelques amis, vous étiez spécialement lié au Comité de Coordination des Etudiants Non-Violents (SNCC) que vous avez activement soutenu tant comme musicien que comme travailleur. Pourquoi avoir cessé toute participation à ces causes ? Avez-vous perdu tout intérêt, autant pour la protestation que pour les " protest songs " ?

Dylan : En ce qui concerne le SNCC, je connaissais quelques-uns des membres mais je ne les connaissais que comme individus et pas comme une partie de quelque chose de plus grand ou de meilleur qu'eux-mêmes. Je ne savais même pas ce qu'étaient les Droits Civils avant de rencontrer certains de ces gens-là. Je veux dire, je savais qu'il y avait des noirs et je savais que beaucoup n'aimaient pas les noirs. Mais je dois bien admettre que si je n'avais pas connu quelques-uns des membres du SNCC, j'aurais continué à penser que Martin Luther King n'était personne d'autre qu'un héros de guerre mésestimé. Je n'ai pas perdu mon intérêt pour la protestation. Je n'ai tout simplement jamais éprouvé d'intérêt pour la protestation - pas plus que pour les héros de guerre. On ne peut pas perdre ce qu'on n'a jamais eu. De toutes façons, quand on n'est pas satisfait de son sort, on peut au choix partir ou renverser la situation. On ne peut pas se contenter de rester et pleurnicher. Les gens ne font vraiment attention qu'au bruit, ils ne font pas vraiment attention à vous. Et s'ils vous donnent ce que vous voulez, c'est uniquement parce que vous avez fait assez de bruit. Pour commencer, vous voulez quelque chose d'autre, puis encore autre chose, et encore une autre chose, jusqu'à ce que finalement il ne s'agisse plus d'une blague et que ceux contre lesquels vous protestez en aient assez au point de donner des coups de pied à tout le monde. Bien sûr, on peut aussi aller ici et là pour élever ceux qui sont à un niveau inférieur à vous mais alors n'oubliez pas que vous jouez avec la gravité. Je ne combats pas la gravité. Je crois en l'égalité mais je crois aussi en la distance.

Playboy : Voulez-vous dire que les gens doivent garder une distance raciale ?

Dylan : Je crois que les gens doivent garder tout ce qu'ils ont

Playboy : Les gens risquent d'avoir le sentiment que vous fuyez les combats en lesquels vous croyez ?

Dylan : Ceux-là sont ceux qui pensent que j'ai une responsabilité envers eux. Ils veulent probablement que je les aide à se faire des amis. Je ne sais pas. Ils veulent peut-être me faire une place dans leur maison afin que toutes les heures je vienne leur annoncer l'heure qu'il est, ou peut-être me glisser entre deux matelas. Comment pourraient-ils comprendre ce en quoi je crois ?

Playboy : Bien et en quoi croyez-vous ?

Dylan : Je vous l'ai déjà dit.

Playboy : Très bien. Une grande partie de vos compagnons chanteurs de folk demeure activement impliquée dans le combat pour les Droits Civils, la liberté d'expression et le retrait du Vietnam. Pensez-vous qu'ils ont tort ?

Dylan : Je ne pense pas qu'ils ont tort si c'est ce qu'ils pensent devoir faire. Mais ne pensez pas que ces gens-là sont un groupe de petits Bouddhas se pavanant ici et là. Ceux qui utilisent Dieu comme une arme devraient être amputés. On voit ça tout le temps autour de nous : " Soyez bon ou Dieu ne vous aimera pas et vous irez en Enfer ". Des trucs comme ça. Les gens qui marchent au pas avec des slogans ont tendance à se croire un peu trop sacrés. Ca deviendrait barbant si eux aussi utilisaient Dieu comme une arme.

Playboy : Pensez-vous que vous investir dans une cause pour la paix ou l'égalité des races ne rime à rien ?

Dylan : Se consacrer à la paix ou à l'égalité des races n'est pas vain, ce qui rime à rien c'est de se vouer à la cause, ça c'est vraiment inutile. C'est vraiment sans fondement. Dire " la cause pour la paix " c'est comme de dire " gros morceau de beurre ". Je veux dire comment pouvez-vous écouter quelqu'un qui veut vous faire croire qu'il se dévoue au gros morceau et pas au beurre ? Ces gens ne peuvent pas concevoir comment les autres peuvent souffrir, et ce sont eux qui essaient de changer le monde. Ils sont effrayés à l'idée d'admettre qu'ils ne se connaissent pas vraiment les uns les autres. Ils seront encore là pour longtemps encore alors que nous serons partis, et nous, nous donnerons naissance à quelques rejetons. Mais eux, je ne pense pas qu'ils donneront naissance à quoi que ce soit.

Playboy : Vous paraissez un peu fataliste.

Dylan : Je ne suis pas fataliste. Les guichetiers sont fatalistes, les clercs sont fatalistes. Je suis un fermier. Qui a jamais entendu parler d'un fermier fataliste ? Je ne suis pas fataliste. Je fume beaucoup de cigarettes mais ça ne fait pas de moi quelqu'un de fataliste.

Playboy : Vous avez récemment été cité comme ayant tenu les propos suivants : " Les chansons ne peuvent pas sauver le monde. J'ai dépassé tout ça ". Nous avons compris que vous ne partagez pas l'avis de Pete Seeger qui pense que les chansons peuvent changer les gens, voire qu'elles peuvent aider à l'édification d'une compréhension internationale ?

Dylan : Je suis d'accord pour la compréhension internationale. Mais vous allez avoir un problème de traduction. N'importe qui, avec ce niveau de réflexion, doit aussi penser au problème de la traduction. Mais je ne crois pas que les chansons peuvent en aucune manière changer les gens. Je ne suis pas Pinocchio. Je considère ça comme un affront. Je n'en fais pas partie. Je ne blâme pas ceux qui pensent ainsi. Mais je ne leur donne pas d'argent. Je ne les considère pas comme des ringards, ils appartiennent davantage à la catégorie des sparadraps.

Playboy : Que pensez-vous de ceux qui ont risqué la prison en brûlant leur carte d'incorporation pour signifier leur opposition à l'engagement des Etats-Unis au Vietnam, et en refusant tout comme votre amie Joan Baez l'a fait, de payer leurs impôts sur le revenu pour protester contre les dépenses du gouvernement dans la guerre et l'armement ? Pensez-vous qu'ils perdent leur temps ?

Dylan : Brûler des ordres d'incorporation n'a jamais mis fin à aucune guerre. Ce n'est pas non plus ça qui sauvera des vies. Mais si quelqu'un se sent meilleure conscience en brûlant son ordre d'incorporation alors c'est parfait. Si agir de cette façon lui donne le sentiment d'être plus important alors c'est de la foutaise. Je ne sais pas grand chose de Joan Baez et de ses problèmes d'impôts sur le revenu. La seule chose que je peux vous dire sur Joan Baez c'est qu'elle n'est pas Belle Starr.

Playboy : " De ces barbus incendiaires d'ordre d'incorporation et de ces pacifistes fuyant l'impôt sur le revenu ", un chroniqueur a dit qu'ils n'étaient pas " moins en marge de la société que les junkies, les homosexuels, ou les tueurs en série ". Quelle est votre réaction ?

Dylan : Je ne crois pas en ces expressions. Elles sont trop hystériques. Elles ne décrivent rien. La plupart des gens pensent qu'homosexuel, gay, folle, pédale sont le même mot. Tout le monde pense qu'un junkie est un accro à la dope. En ce qui me concerne, je ne me considère pas en marge de quoi que ce soit. Je me considère seulement comme n'étant pas par ici.

Playboy : Joan Baez a récemment inauguré une école en Californie du Nord pour entraîner les partisans des Droits Civils à la philosophie et aux techniques de la non-violence. Vous sentez-vous des affinités avec ce concept ?

Dylan : Si vous me demandez si je suis d'accord ou pas, je ne vois vraiment rien avec quoi être d'accord. Si vous me demandez si je donne mon approbation, je suppose que je l'accorde mais mon approbation n'apportera vraiment rien. Je ne sais pas pour quoi les gens éprouvent de la sympathie, mais la mienne va aux boîteux, aux estropiés ou aux belles choses. J'ai le sentiment d'une perte de pouvoir, quelque chose comme une sensation de réincarnation. Je ne ressens pas ça pour les choses mécaniques comme les voitures ou les écoles. Je suis certain que c'est une chouette école, mais si vous me demandez si je veux y aller, alors je dirai non.

Playboy : Vous avez abandonné vos études pendant votre première année à l'université, vous paraissez avoir une vision terne de l'école en général, qu'en est-il ?

Dylan : Je n'y pense pas vraiment.

Playboy : Avez-vous déjà regretté de ne pas avoir suivi un cycle complet à l'université ?

Dylan : Ce serait ridicule. Les universités sont comme des maisons de vieux. Exception faite du nombre plus important de décès à l'université que dans les maisons de retraite, il n'y a pas vraiment de différence. Les gens reçoivent une excellente bénédiction - l'obscurité - et rares sont ceux qui en sont reconnaissants. Il est dit à tout le monde d'être reconnaissant pour la nourriture, les vêtements, pour des trucs comme ça mais on ne leur demande pas de remercier l'obscurité qui leur est donnée. Les écoles n'apprennent pas ça. Elles apprennent aux gens à être rebelles et juristes. Je ne veux pas honnir le système éducatif, ce serait trop stupide. C'est juste qu'il n'a pas grand'chose à enseigner. Les universités font partie des institutions américaines, chacun les respecte. Elles sont riches et influentes mais elles n'ont rien à voir avec la survie. Tout le monde sait ça.

Playboy : Vous conseillez donc aux jeunes de ne pas aller à l'université ?

Dylan : Je me garderai bien de dire quoi que ce soit à quelqu'un. Je ne dirai certainement pas à quelqu'un de ne pas aller à l'université. Je voudrais simplement ne pas avoir à payer pour son parcours à l'université.

Playboy : Ne pensez-vous pas que ce qu'on apprend à l'université peut enrichir la vie ?

Dylan : Je ne pense pas que quelque chose comme ça peut enrichir ma vie, pas ma vie en tout cas. Les choses arrivent ou pas sans que je sache pourquoi. Ca devient plus compliqué quand on s'y embourbe. On ne sait plus pourquoi alors les choses changent. On les laisse changer, on les regarde changer, on les empêche de changer. On les pousse à changer. Mais on ne s'assoit pas pour essayer de comprendre pourquoi il y a du mouvement, à moins bien sûr d'être un idiot innocent, ou un vieux sage japonais. Parmi tous les gens qui demandent " Pourquoi ? ", combien sont-ils à vouloir vraiment savoir ?

Playboy : Pouvez-vous suggérer un meilleur usage à faire de ces quatre années qui doivent autrement être passées à l'université ?

Dylan : Bien, vous pouvez parcourir l'Italie, vous pouvez aller à Mexico, vous pouvez être plongeur dans un restaurant, vous pouvez même aller dans l'Arkansas. Je ne sais pas. Il y a des centaines de choses à faire et des centaines d'endroits où aller. Tout le monde pense qu'on doit se taper la tête contre les murs mais c'est stupide quand on y pense vraiment. Je veux dire, d'un côté, des hommes de science travaillent à trouver un moyen de prolonger la durée de vie et de l'autre on a des gens qui pensent qu'il faut se taper la tête contre les murs pour être heureux. Vous ne pouvez pas prendre toutes les choses que vous n'aimez pas pour un affront personnel. Je suppose qu'on devrait aller là où ses besoins sont mis à nu, là où on est invisible, là où on n'est pas nécessaire.

Playboy : Classeriez-vous le sexe parmi vos besoins où que vous alliez ?

Dylan : Le sexe est ponctuel, le sexe n'est pas l'amour. On peut trouver du sexe partout. Mais si on recherche quelqu'un qui vous aime, alors là c'est différent. Je suppose qu'il faut rester à l'université pour ça.

Playboy : Vous n'êtes pas resté à l'université, cela signifie t-il que vous n'avez trouvé personne pour vous aimer ?

Dylan : Passons à la question suivante.

Playboy : Eprouvez-vous des difficultés relativement aux gens et vice-versa ?

Dylan : Eh bien, parfois, j'ai le sentiment que les autres veulent mon âme. Si je leur dis " je n'ai pas d'âme ", ils me disent " Je sais ça. Tu n'as pas besoin de me le dire. Pas à moi. Penses-tu que je suis un imbécile ? Je suis ton ami " Que puis-je dire sinon que je suis désolé et que j'ai des regrets. Je suppose qu'avoir des regrets ou être paranoïaque c'est la même chose.

Playboy : On dit parfois de la paranoïa qu'elle est un état mental induit pas quelques drogues hallucinogènes comme le peyotl ou le LSD. Compte tenu des risques encourus, pensez-vous que faire l'expérience de telles drogues constituent une expérience formatrice pour un jeune ?

Dylan : Je ne conseillerai à personne de prendre de la drogue et certainement pas les drogues dures. Les drogues sont pour la médecine. Mais l'opium, le hasch, les pétards - ces choses-là ne sont pas des drogues, elles font juste un petit peu céder l'esprit. Je pense que tout le monde devrait faire plier son esprit au moins une fois, quoique pas avec du LSD. Le LSD c'est pour la médecine - une autre sorte de médecine. Ca vous rend conscient de l'univers ; pour dire, vous réalisez que les objets sont ridicules. Le LSD n'est pas pour les gens dans le vent, il est pour les fous, les personnes pleines de haine qui réclament vengeance. Il est destiné aux personnes qui ont habituellement des attaques cardiaques. Ils devraient en prendre à la Convention de Genève.

Playboy : Avez-vous le sentiment, alors que vous approchez les trente ans, que vous pouvez commencer à être vieux jeu, à perdre votre ouverture aux expériences, à vous méfier des changements et expériences nouvelles ?

Dylan : Non. Mais si ça arrive, alors ça arrivera. Que puis-je dire ? Je n'ai pas l'impression qu'il y ait un lendemain. Chaque fois que je me réveille, peu importe dans quelle position, on est toujours aujourd'hui. Je ne peux pas vraiment dire que regarder devant et se désoler des petites choses triviales a plus d'importance que de regarder derrière et de se souvenir de ces petites choses triviales. Je ne vais pas être comme un quelconque professeur de poésie dans une école de filles, je sais ça avec certitude. Mais c'est tout ce dont je suis certain. Je continuerai seulement à faire toutes ces choses, je suppose.

Playboy : Comme ?

Dylan : Dormir dans différentes positions.

Playboy : Quoi d'autre ?

Dylan : Je suis comme tout le monde, j'essaierai tout une fois.

Playboy : Le vol et le meurtre compris ?

Dylan : Je ne peux pas vraiment dire que je ne volerai ou ne tuerai pas et attendre des autres qu'ils me croient. Je ne croirai pas quelqu'un qui me dirait ça.

Playboy : Vers les vingt-cinq ans, la plupart des gens ont commencé à se caser, à se trouver une place dans la société. Vous, vous avez réussi à demeurer votre propre chef et à n'être pas engagé. Qu'est-ce qui vous a incité à fuguer six fois entre 10 et 18 ans avant de partir pour de bon ?

Dylan : Ca ne voulait rien dire. C'était juste un accident géographique. Je suis certain que les choses auraient été très différentes si j'avais été élevé à New York ou Kansas City. Mais Hibbing, Minnesota, ce n'était pas le bon endroit pour que j'y vive. Il n'y a vraiment rien là-bas. La seule chose qu'on peut faire là-bas, c'est d'être mineur et même ça, il y en a de moins en moins. Les gens qui vivent là-bas sont des gens bien, je suis allé un peu partout dans le monde depuis que je suis parti de là-bas et ils restent les moins coincés. Les mines étaient en train de mourir, c'est tout, mais ça n'est pas de leur faute. Tous ceux de mon âge sont partis de là-bas. Ce n'était pas une pulsion romantique. Il n'y a jamais eu besoin d'une somme de réflexion ou d'un génie individuel, et il n'y a pas à en tirer de fierté. Je n'ai pas pris la fuite, j'ai juste tourné les talons. Ca ne pouvait rien m'apporter. C'était vraiment vide. Partir n'était pas difficile, rester aurait été plus difficile. Je ne voulais pas mourir là-bas. Bien que, quand j'y repense maintenant, ça ne doit pas être un si mauvais endroit pour y retourner mourir. Il n'y a pas d'endroit dont je me sente proche actuellement, ou qui me donne le sentiment d'être une partie d'un tout, à l'exception de New York peut-être, mais je ne suis pas New Yorkais. Je suis du Dakota Du Nord, du Minnesota et du Midwest. Je suis de cette couleur. Je parle de cette façon. Je suis d'un endroit appelé " Iron Range ". Mon intelligence et ma sensibilité viennent de là bas. Je ne couperai pas les jambes à un homme qui se noie, personne de là-bas ne le ferait.

Playboy : Aujourd'hui, vous êtes sur le point de devenir millionnaire. Ressentez-vous le danger d'être pris au piège par toute cette abondance - par tout ce que cela peut acheter ?

Dylan : Non, mon monde est très petit. L'argent ne peut pas vraiment l'améliorer, l'argent peut juste le préserver de l'asphyxie.

Playboy : De très nombreuses grandes stars trouvent qu'il est difficile de ne pas se laisser entraîner, et parfois de s'empêtrer dans la gestion des affaires de leur carrière. En tant qu'homme de trois carrières florissantes, celle de musicien lors des concerts, celle de star des studios et celle de compositeur, vous sentez-vous parfois malmené par de telles responsabilités dénuées de toute créativité ?

Dylan : Non, j'ai d'autres personnes qui font ça pour moi. Ils gèrent mon argent, ils le surveillent. Ils ne le quittent pas des yeux un seul instant, ils sont censés être très intelligents en matière d'argent. Ils savent quoi faire avec mon argent. Je les paie grassement pour ça. Je ne leur parle pas vraiment beaucoup et ils ne s'adressent pas à moi non plus, je pense donc que tout va bien.

Playboy : Si la fortune ne vous a pas piégé, qu'en est-il de la célébrité ? Trouvez-vous que la célébrité nuit à l'intégrité de votre vie privée ?

Dylan : Ma vie privée a été dangereuse depuis le début. Tout cela ne fait qu'ajouter un peu d'ambiance.

Playboy : Vous aimiez parcourir le pays, des départs pour des voyages improvisés, vivre à la dure d'une ville à l'autre sans avoir une destination précise à l'esprit. Vous semblez faire moins ce genre de choses actuellement. Pourquoi ? Est-ce parce que vous êtes très connu ?

Dylan : C'est surtout parce que je dois être à Cincinnati jeudi soir, puis le lendemain à Atlanta, puis à Buffalo la nuit suivante. Ensuite, je dois écrire quelques chansons pour un album.

Playboy : Avez-vous encore le plaisir d'enfourcher votre moto ?

Dylan : Je suis encore accro à la route, mais je ne fais plus beaucoup de moto, non.

Playboy : Alors, où prenez-vous votre plaisir actuellement ?

Dylan : J'embauche des gens pour me regarder dans les yeux, et après ils me donnent des coups de pied.

Playboy : Et c'est comme ça que vous prenez votre plaisir ?

Dylan : Non, après je leur pardonne, c'est de là que vient mon plaisir.

Playboy : Vous avez dit à un journaliste l'an dernier " J'ai fait tout ce que je voulais faire ". Si c'est vrai que vous reste t-il à attendre ?

Dylan : Le Salut, juste le Salut Absolu.

Playboy : Rien d'autre ?

Dylan : Les prières. J'aimerais aussi lancer un magazine de cuisine. Et j'ai toujours voulu être arbitre de boxe. Je voudrais arbitrer un match de championnat chez les poids-lourds. Pouvez-vous vous imaginer ça ? Pouvez-vous vous imaginer un combattant qui aurait toute sa tête et qui me reconnaîtrait ?

Playboy : Si votre popularité devait décliner, accueilleriez-vous de nouveau l'anonymat avec plaisir ?

Dylan : Vous voulez dire " accueillir " comme si j'accueillais quelque pauvre pèlerin arrivé sous la pluie ? Non, je ne voudrais pas l'accueillir, je l'accepterais. Un jour, de toute évidence, j'aurai à l'accepter.

Playboy : Avez-vous déjà pensé au mariage, à vous installer, avoir une maison, et vivre à l'étranger peut-être ? N'y a t-il pas un luxe que vous aimeriez avoir, comme un yacht ou une Rolls Royce ?

Dylan : Non, je ne pense pas à ces choses-là. Si j'avais envie d'acheter quelque chose, je l'achèterai. Vous êtes en train de me questionner sur le futur, mon futur. Je suis la dernière personne au monde qu'il faut interroger sur son avenir.

Playboy : Etes-vous en train de dire que vous allez être passif et que vous allez laisser les choses se faire ?

Dylan : Eh bien c'est une posture très philosophique, mais je suppose que c'est vrai.

Playboy : Vous avez, une fois, prévu d'écrire un roman. Est-ce encore vrai ?

Dylan : Je ne pense pas. Je n'écris plus que des chansons maintenant. Les autres formes d'écriture ne m'intéressent plus.

Playboy : Avez-vous des ambitions inaccomplies ?

Dylan : Bien, je suppose, j'ai toujours voulu être Anthony Quinn dans "La Strada". Non, pas toujours, mais depuis six ans maintenant.. Ce n'est pas un de ces rêves d'enfant. Oh, et ça me revient, j'ai toujours voulu être Brigitte Bardot également, mais je ne veux pas y penser beaucoup.

Playboy : Avez-vous fait le rêve qu'ont fait tous les enfants un jour de devenir Président ?

Dylan : Non, quand j'étais petit, Harry Truman était Président, qui aurait voulu être Harry Truman ?

Playboy : Bien, supposons que vous êtes Président. Que voudriez-vous accomplir pendant vos cent premiers jours ?

Dylan : Bien, juste pour rire et parce que vous insistez, la première chose que je ferais serait probablement de déménager la Maison Blanche. Au lieu d'être au Texas, elle serait sur la rive Est à New York. McGeorge Bundly devrait à coup sûr changer de nom et le Général McNamara serait obligé de porter une casquette en peau de raton laveur et des lunettes de soleil. Je réécrirai immédiatement " The Star Spangled Banner " et les petits à l'école n'auraient plus à apprendre " America The Beautiful " mais " Desolation Row " (l'un des derniers morceaux de Dylan). Et j'appellerai immédiatement pour organiser une confrontation avec Mao Tsé Toung, je le combattrai personnellement et je prendrai quelqu'un pour filmer.

Playboy : Une dernière question. Même si vous êtes plus ou moins retiré de la protestation politique et sociale, pouvez-vous concevoir des circonstances qui pourraient vous persuader de vous investir à nouveau ?

Dylan : Non, à moins que tous les gens sur terre aient disparu.



Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.




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