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BOB DYLAN
UNE CONVERSATION CANDIDE AVEC LE VISIONNAIRE DONT LES CHANSONS ONT CHANGE LES TEMPS
Par Ron Rosenbaum, pour Playboy Magazine 1978


C'est en mars 1966 que Playboy a publié la première interview fleuve de Bob Dylan. Durant les années qui s'écoulèrent depuis, il s'adressa rarement aux journalistes et, peu avant de terminer son premier long métrage, il nous accorda cet entretien. Nous avons demandé à l'écrivain Ron Rosenbaum, qui a grandi en écoutant les chansons de Dylan, d'interviewer cet artiste insaisissable. Voici son reportage.

Appelez-ça "un simple coup du destin" pour reprendre un vers de Dylan, mais parler d'un coup du destin paranormal est peut-être plus juste. Et pour cause, il y a eu un tournant lors de nos dix journées de conversation lorsque nous avons parlé du paranormal. Jusqu'alors les choses ne se passaient pas facilement. Dylan donnait rarement les réponses, particulièrement lors des interviews, il était connu depuis longtemps pour répondre aux questions par des questions plus que par des réponses ; ou encore il répondait par des chimères ou des histoires ahurissantes et contournait ses sentiments avec mystère et circonlocution. Nous tournions en rond dans des cercles, des cercles métaphysiques parfois fascinants, j'en retirais un aperçu de son intellect mais peu de son cœur. Il n'avait pas accordé d'interview sérieuse depuis des années, et après l'excitation que j'avais ressentie en apprenant que j'avais été choisi pour tenir ce rôle d'interviewer, je commençais à me demander si Dylan le voulait vraiment. Il n'est probablement pas utile d'expliquer pourquoi obtenir des réponses de la part de Bob Dylan signifie tant pour autant de gens.
Il suffit de se rappeler comment Dylan, né Robert Zimmerman en 1941 à Duluth, Minnesota, a fait voler en éclats la scène folk des années 1960 de sa voix acerbe et de son intensité explosive, comment il a crée des chansons tel que "Blowin' In The Wind" et "The Times They Are A-Changin'" qui sont devenus les hymnes de la lutte pour les droits civils et du mouvement anti-guerre. Comment lui et sa musique ont déferlé sur les sixties à tombeau ouvert, laissant derrière ses disciples folk et les politiques mystifiés par ses explorations électrisantes et elliptiques d'idées encore inconnues. Comment dans des chansons comme "Mr Tambourine Man", "Desolation Row", "Like A Rolling Stone" et "Just Like A Woman", il a créé les cartes routières de l'émotion pour toute une génération. Comment, au cœur de tournées rock de plus en plus frénétiques, Dylan a continué à éluder les détails de sa vie personnelle avec un sens du mystère et de l'obscur avisé ; un mystère qui s'amplifiera de façon inquiétante après son accident de moto presque fatal en 1966.
Et comment, après une longue retraite bucolique consacrée à son rôle de père, à sa famille et à la musique country, il est brusquement revenu à la scène lors d'une tournée à travers le pays en 1974, puis plus récemment en 1976, aux côtés d'autres stars du rock, un ensemble appelé la Rolling Thunder Revue. Comment ses dernières chansons, particulièrement sur les albums 'Blood On The Tracks' et 'Desire', nous mènent vers des questionnements nouveaux et douloureux sur l'amour et le désir, sur le chagrin et la perte, qui annoncent la situation fâcheuse de sa vie sentimentale dans les années 1970, et tout cela d'une façon que peu ont su approcher.

Les anthologies qui racontent cette masse de sujets sont jonchées des corps des journalistes qu'il a tournés en dérision, éconduits ou rejetés. J'étais en train de me demander si j'allais rejoindre ces statistiques lorsque le paranormal a crée un lien entre nous.
Tard cet après-midi-là, Dylan a commencé à me parler de Tamara Rand, une "figure" du paranormal de Los Angeles qu'il voyait, car "lorsque le monde te tombe sur la tête, me dit-il, tu as besoin de quelqu'un capable de te dire comment t'en sortir et quel chemin prendre". J'ai supposé qu'il faisait indirectement référence au naufrage de son mariage avec Sara Dylan, son épouse depuis douze ans. (Le jugement traitant de la garde des enfants avait précisément lieu au moment de l'interview, l'avocat de Dylan lui avait donc interdit d'aborder le sujet directement). Dylan tenait à me faire comprendre que Tamara n'était pas une arnaqueuse mais qu'elle avait de véritables aptitudes paranormales. Je lui ai assuré que je pouvais comprendre ça car ma sœur, en plus d'être un auteur de talent, avait quelques aptitudes paranormales remarquables et était très demandée à New York pour ses lectures prescientes. Dylan me demanda son prénom (elle s'appelle Ruth) et lorsque je le lui dis, il parut impressionné : "J'ai entendu parler d'elle", dit-il.
Je crois que c'est ce qui fit la différence car, après cet échange, Dylan me parut plus accessible. Quelques-unes des difficultés rencontrées en début d'interview pouvaient également s'expliquer par l'état d'épuisement physique et moral dans lequel l'avait laissé un sprint de trois mois passé à finir de monter et doubler "Renaldo & Clara", le film qu'il avait écrit, dirigé et monté pendant deux années entières. Il était pâle, fumait beaucoup de cigarettes et paraissait agité. La dernière étape de la réalisation du film, le mixage, avançait lentement, en grande partie à cause de son perfectionnisme excessif. La plupart de nos conversations eurent lieu dans un recoin de la loge placée à côté de la chambre de doublage des Studios Burbank. Nous étions fréquemment interrompus, à chaque fois que Dylan devait se rendre dans la chambre de doublage pour regarder une centième fois une des deux douzaines de bobines du film, pour voir si ses instructions détaillées avaient été exécutées. Je me souviens plus particulièrement d'une occasion où je l'accompagnais dans la chambre de doublage. Sur l'écran, Renaldo, interprété par Bob Dylan, et Clara, interprétée par Sara Dylan (le film datait d'avant le divorce - peu de temps avant) sont interrompus en pleine facétie conjugale par un coup frappé à la porte. Entre Joan Baez, habillée de blanc de la tête aux pieds, et qui porte une rose rouge. Elle dit qu'elle est venue pour Renaldo. Dylan, en Renaldo, reste bouche bée en découvrant qui est là. Dans le studio de doublage, l'un des ingénieurs du son stoppa le film sur cette image de Dylan bouche bée et demanda :
"Tu veux que je supprime ce bruit de pas dans le fond, Bob ?"
"Quel bruit de pas ?", demanda Bob.
"Quand Joan entre et qu'on revient à Renaldo, il y a des bruits de pas dans le fond, peut-être derrière la porte ".
"Ce ne sont pas des bruits de pas" fit Bob, "ce sont les battements du cœur de Renaldo".
"Comment peux-tu en être si sûr ?" dit le technicien taquin.
"C'est que je le connais bien", répond Dylan, "je le connais par cœur".
"Tu veux les garder alors ?"
"Je les veux plus forts", fit Dylan.
Il se tourne vers moi : "Tu as déjà lu ce truc de Poe, "Le cœur révélateur" " ? Je fus surpris de voir à quel point Dylan était disposé à raconter les détails de son film : il n'avait jamais fait ça avec ses chansons. Mais il avait donné deux ans, bien plus qu'une simple partie de son cœur, à cette épopée de cinq heures et il ne faisait aucun doute qu'il voulait être pris au sérieux en tant que réalisateur aux solides ambitions artistiques.
Dans "Les Proverbes de l'Enfer", William Blake, (l'un des poètes favoris de Dylan) a écrit : "Le chemin des excès mène au palais de la sagesse". Onze ans auparavant, la moto de Dylan quittait la route, le tuant presque, mais contrairement aux personnages dionysiaques de ces années 1960, Dylan survécut. Il n'atteindra peut-être jamais le palais de la sagesse (et de fait, l'étrange palais de marbre et de pierre qu'il est en train de construire à Malibu semble, d'après certains, en voie de glisser dans la mer).
Mais en dépit de ses multiples chagrins, il donne le sentiment de regorger d'euphorie et de confiance en lui, donnant à penser qu'il pouvait créer un art explosif sans risque de mourir dans l'explosion.



Playboy : Il y a douze ans très exactement, nous avons publié une longue interview de vous dans ce magazine. Nous avons donc beaucoup de retard à rattraper. Au moins essayons de commencer par le commencement. En plus d'être chanteur, poète et réalisateur de film on a dit de vous que vous étiez visionnaire. Vous rappelez vous avoir connu des expériences visionnaires tandis que vous grandissiez ?

Dylan : J'ai vécu des projections stupéfiantes lorsque j'étais enfant, mais rien depuis. Et ces visions ont été suffisamment puissantes pour être présentes jusqu'à aujourd'hui.

Playboy : A quoi ressemblaient ces visions ?

Dylan : C'était un sentiment de merveilleux. Je me projetais vers ce que je pouvais faire personnellement et humainement en terme de créations de toute sorte de réalités. Je suis né et j'ai grandi dans un endroit si étrange que vous auriez dû être là pour le photographier.

Playboy : Vous parlez de Hibbing, dans le Minnesota ?

Dylan : C'était la partie supérieure du Minnesota.

Playboy : Quelles étaient les caractéristiques de ces expériences visionnaires ?

Dylan : Eh bien en plein hiver, tout était calme, rien ne bougeait. Huit mois comme ça. Les deux sont liés. On peut alors vivre des expériences hallucinogènes assez incroyables sans rien faire d'autre que regarder par la fenêtre. Il y a aussi l'été quant tout devient chaud et moite et que l'air est très métallique. Il y a beaucoup de spiritualité indienne. La terre là-bas est inhabituelle, gorgée de minerais. Aussi se passe-t-il des choses difficiles à définir. Il y a une attraction magnétique. Peut-être que des milliers et des milliers d'années plus tôt, une planète est entrée en collision avec cette terre. Tout le Midwest est marquée d'une forte spiritualité. Très subtile, très forte et c'est là que j'ai grandi. New York était un rêve.

Playboy : Pourquoi avez-vous quitté le Minnesota ?

Dylan : Il y a un temps pour tout et tout a un temps.

Playboy : Plus précisément pourquoi ce rêve de New York ?

Dylan : C'était le rêve d'une richesse cosmopolite des esprits.

Playboy : L'avez-vous trouvé ?

Dylan : C'était l'endroit idéal pour moi, pour apprendre et rencontrer d'autres personnes ayant entrepris le même voyage.

Playboy : Des personnes comme Allen Ginsberg par exemple ?

Dylan : Pas forcément lui. Il était déjà très installé lorsque je suis arrivé là-bas. Mais c'est bien Ginsberg et Kerouac qui m'ont inspiré en premier - et de là d'où je venais, il n'y avait pas de moyens de transport sophistiqués vous savez. Pour aller à New York, il fallait faire du stop. C'était une époque passée, quand John Denver jouait dans un orchestre. Beaucoup de gens sont issus de cette période. Des acteurs, des danseurs, des politiciens, beaucoup de gens ont commencé à cette époque-là.

Playboy : De quelle époque parlez-vous ?

Dylan : Du tout début des années 60.

Playboy : Qu'est ce qui rendait cette époque si spéciale ?

Dylan : Je crois que c'était la dernière fois que les gens gravitaient vers New York. Les gens sont venus à New York depuis les années 1800, je crois. Pour moi, c'était formidable. Je veux dire que c'était comme… Il y avait un café - comment s'appelait-il ? J'ai oublié le nom, mais c'était l'ancienne écurie de louage d'Aaron Burr. Et le simple fait d'être là, c'était comme si une partie du monde s'illuminait.

Playboy : Pourquoi dites vous que c'était la dernière fois ?

Dylan : Je crois que ça n'est plus arrivé depuis. Je crois que ça a été la fin, New York est mort après ça, dans la seconde moitié des années 60.

Playboy : Qu'est ce qui l'a tué ?

Dylan : La communication de masse l'a tuée. C'est devenu un grand spectacle de carnaval. C'est ce que j'ai ressenti, et j'en suis parti quand ça commençait à arriver. L'ambiance avait changé : De créative et isolée, elle avait bifurqué vers une ambiance évoluant davantage vers le spectacle. Les gens lisaient des choses à leur sujet et le croyaient. Je ne sais pas quand c'est arrivé. Peut-être au moment de Peter, Paul et Mary, quand ils sont devenus célèbres. C'est arrivé au même moment. Pendant un long moment, je n'étais connu que dans quelques cercles à New York, Philadelphie et Boston, et ça me suffisait. Je suis un témoin oculaire de cette époque. Je suis un des survivants de cette époque. Vous savez tout comme moi que peu de gens ont réussi. Ils ne sont plus là pour en parler, de toute manière.

Playboy : Pourquoi pensez-vous qu'ils n'ont pas survécu ?

Dylan : Les gens étaient encore occupés par les illusions et les fantasmes dans ces temps-là. Les temps avaient vraiment changé mais pas eux. Il y avait des personnages très différents alors et il y avait des choses qui n'étaient pas encore développées et qui le sont maintenant. Mais, dans ce temps-là, il y avait l'espace, l'espace - Eh bien, il n'y avait pas de pression alors. On avait tout le temps du monde pour faire ce qu'il y avait à faire. Vous comprenez, je veux dire que les musiciens étaient comme un tas de cueilleurs de coton et vous voir sur le bord de la route à cueillir du coton, personne n'en avait rien à faire. Ce n'était pas vraiment important. Washington Square était alors un endroit où les gens qu'on connaissait ou qu'on rencontrait, se réunissaient chaque samedi. C'était comme un monde de musique. Vous savez comment est New York, je veux dire que vingt choses différentes peuvent arriver dans la même cuisine ou dans le même parc; il peut y avoir deux cents groupes dans un parc à New York; il peut y avoir quinze groupes improvisés, cinq groupes de bluegrass, un vieux groupe à cordes minables, vingt groupes de l'Irlande Confédérée, un groupe des montagnes du Sud, des chanteurs de folk de toutes sortes et de toutes couleurs interprétant les chansons ouvrières de John Henry. Il y avait des corps empilés très haut qui faisaient ce qu'ils avaient envie de faire. Des bongos, des congas, des joueurs de saxophone, des percussionnistes de tous les pays, de toutes les nationalités. Des poètes qui fulminaient depuis des statues. Vous savez, ces choses n'arrivent plus désormais. C'était partout ce qui se produisait alors. Et ça dans toutes les rues. Les cafés restaient ouverts toute la nuit. C'était un truc européen qui n'a jamais vraiment pris. New York ne faisait pas vraiment partie de ce pays lorsque j'y suis arrivé.

Playboy : Et vous pensez que la communication de masse, un peu comme le Times qui met Joan Baez en une...

Dylan : La communication de masse a tué tout ça. La simplification excessive. Je ne sais pas de qui venait cette idée mais, immédiatement après, les gens sont partis.

Playboy : Pour rester dans le même sujet, qu'est ce qui vous a conduit vers la folk music ? En fait vous avez commencé par jouer de la guitare électrique avec un groupe de rock à Minneapolis, n'est-ce pas ?

Dylan : Ouais. Odetta était la première raison pour laquelle je me suis tourné vers la musique folk. J'avais entendu un de ses disques chez un disquaire, à l'époque on pouvait encore écouter les albums dans les magasins. C'était en 58, quelque chose comme ça. Je suis immédiatement parti échanger ma guitare électrique et mon ampli pour une guitare acoustique, une flat-top Gibson.

Playboy : Qu'est ce qui vous a paru si spécial dans ce disque d'Odetta ?

Dylan : Simplement quelque-chose de vital et de très personnel. J'ai appris tous les morceaux de ce disque. C'était son premier album et les morceaux s'appelaient Mule-Skinner, Jack of Diamonds, Water Boy, Buked and Scorned.

Playboy : Quand avez vous appris à jouer de la guitare ?

Dylan : J'ai économisé l'argent que j'avais gagné en travaillant sur le camion de mon père et j'ai acheté une guitare Silvertone de Sears Roebuck. J'avais douze ans. J'ai acheté un recueil de partitions et j'ai commencé à jouer.

Playboy : Quelle a été la première chanson que vous avez écrite ?

Dylan : J'ai écrit ma première chanson pour Brigitte Bardot.

Playboy : Vous rappelez-vous comment elle était ?

Dylan : Je ne m'en souviens pas beaucoup. Il y avait un seul accord. Bon, j'y avais mis du cœur. En tout cas, je suis passé d'Odetta à Harry Belafonte, puis au Kingston Trio, en découvrant peu à peu plus de choses au fur et à mesure que j'avançais. Finalement, je ne faisais plus que des chansons de la Famille Carter et Jesse Fuller. Puis je suis passé à Woody Guthrie qui dévoila un monde tout nouveau à ce moment-là. Je n'avais encore que 19 ou 20 ans. J'étais obsédé par ce que je voulais faire, aussi après avoir écouté près de 200 chansons de Woody, je suis allé le voir et j'ai attendu le bon moment pour lui rendre visite à l'hôpital de Morristown dans le New Jersey. J'ai pris un bus à New York, je me suis assis à ses côtés et j'ai chanté ses chansons. J'ai continué à lui rendre visite et nous sommes devenus amis. A partir de là, ça devient un peu plus nébuleux.

Playboy : La folk était perçue comme quelque chose d'assez bizarre à l'époque, non ?

Dylan : C'était tout à fait ça. Sing Out était le seul magazine à publier des reportages sur ces gens. Il y avait des gens très spéciaux et il fallait s'en tenir éloigné.

Playboy : Que voulez-vous dire ?

Dylan : Eh bien, c'était ce type de gens qu'on pouvait observer pour apprendre, mais il ne fallait pas s'approcher d'eux. Je ne l'aurais jamais fait de toute manière. Je me souviens que j'étais trop timide. Mais il m'a fallu du temps pour comprendre que la cohue de New York n'était pas très différente des chanteurs que j'avais vus dans ma ville natale. Ils étaient là, dans le circuit secondaire, des gens comme les Stanley Brothers. Ils jouaient pendant quelques soirs. Si j'avais su alors ce que j'allais faire maintenant, je serai probablement parti dès l'âge de 12 ans et j'aurai suivi Bill Monroe. Parce que j'aurais pu suivre le même chemin.

Playboy : Vous auriez voulu jouer dans ce circuit plus tôt ?

Dylan : J'aurais probablement gagné beaucoup de temps et me serais évité beaucoup de tracas.

Playboy : Tant qu'on en est à parler franchement, lorsque vous êtes arrivé à New York, vous avez changé votre nom de Robert Zimmerman pour celui de Bob Dylan. Etait-ce à cause de Dylan Thomas ?

Dylan : Non, j'ai peu lu Dylan Thomas. C'est un truc ordinaire de changer son nom. Ce n'est pas si incroyable que ça. Beaucoup de gens font ça. Les gens changent de ville, changent de pays. Un aspect nouveau, de nouvelles manies. Certains ont plusieurs noms. Je n'aurais pas pris ce nom à moins de penser que j'étais cette personne. On est parfois caché derrière son nom. Parfois aussi, il y a des avantages à porter un certain nom. Les noms sont des étiquettes qui nous permettent de nous adresser les uns aux autres. Mais au plus profond de nous, nous n'avons pas de nom. Nous n'avons pas de nom. J'ai seulement choisi ce nom et ça a collé.

Playboy : Savez-vous ce que veut dire Zimmerman en allemand ?

Dylan : Mes aïeux étaient russes. Je ne sais pas comment ils ont eu ce nom allemand alors qu'ils venaient de Russie. Peut-être ont-ils pris ce nom pour brouiller les pistes ou quelque chose comme ça. Si on attache de l'importance à un nom, on attachera de l'importance au moindre petit détail. Mais pour en revenir à Dylan Thomas, ce n'est pas en lisant quelques-uns de ses poèmes que j'ai trouvé l'inspiration et que je me suis dit "Ah!" avant de changer de nom pour Dylan. Si je l'avais trouvé sensationnel, j'aurais chanté ses poèmes et j'aurais pu tout aussi facilement changer mon nom pour Thomas.

Playboy : Bob Thomas ? C'aurait été une erreur.

Dylan : En fait, ce nom m'a changé. Je ne suis pas resté planter là à y penser énormément. C'est celui que je pensais être.

Playboy : Niez-vous avoir été alors cet enfant terrible ? Niez-vous la folie de tout ce qui a été dépeint ?

Dylan : Non, c'est vrai. C'était comme ça. Mais... on ne peut rester au même endroit pour toujours.

Playboy : Est-ce que l'accident de moto que vous avez eu en 1966 vous a conduit à être plus détaché, plus apaisé ?

Dylan : Oh, vous passez directement à une autre période… Qu'est ce que je faisais ? Je ne sais pas. Le temps était venu. Est-ce dû à l'accident de moto ? Je vivais dans une grande tension et je n'aurais pas pu continuer comme ça bien longtemps. Que j'ai pu faire ce que je faisais à fond est déjà miraculeux. Mais, vous savez, on est parfois trop près de quelque chose et il faut s'en éloigner pour être capable de le voir. C'est quelque chose comme ça qui m'est arrivé à cette époque.

Playboy : Dans un livre que vous avez publié à cette époque, Tarantula, vous avez écrit votre épitaphe qui commence par : "Ci-gît Bob Dylan / assassiné / de dos / dans sa chair frémissante…"

Dylan : C'était dans un des mes moments sauvages, anormaux. Je suis heureux que ces sensations aient passé.

Playboy : A quoi ressemblaient ces jours ?

Dylan : [pause] Je ne m'en souviens pas. (long silence)

Playboy : Il y a eu un reportage de la presse récemment qui prétend que vous avez initié les Beatles à l'herbe. Selon le récit, vous avez fait tirer une taffe à Ringo à l'aéroport J.F.Kennedy. C'était la première fois pour eux tous. Vrai ?

Dylan : Je serais étonné que Ringo ait dit ça. Ca ne ressemble pas à Ringo. Je ne me souviens pas avoir rencontré Ringo à l'aéroport J.F.Kennedy.

Playboy : D'accord. Qui vous a initié ?

Dylan : L'herbe était partout dans les clubs. Elle était toujours présente dans les clubs de jazz ou dans les clubs de folk. Il n'y avait que de l'herbe et les musiciens pouvaient s'en procurer dans ce temps là. Et même dans les cafés à Minneapolis. C'est là que pour la première fois je suis entré en contact avec ça, j'en suis certain. J'ai oublié quand et où, à vrai dire.

Playboy : Pourquoi les musiciens aimaient l'herbe à ce point ?

Dylan : Etre musicien, c'est dépendre de la profondeur à laquelle vous pouvez aller dans ce que vous faites. Et la plupart des musiciens feraient n'importe quoi pour aller dans les profondeurs, parce que jouer de la musique c'est un truc immédiat - contrairement à l'acte de peindre une toile qui est une chose calculée. L'esprit s'envole quand on joue de la musique. Or il faut regarder de plus en plus profond en soi pour trouver la musique. C'est pourquoi, je suppose, il y avait de l'herbe dans ces clubs. Je sais que les scènes ont changé maintenant, je veux dire que l'herbe est presque un truc légal désormais. Mais en ce temps-là, c'était réservé à quelques personnes.

Playboy : Les psychotropes vous faisaient-il le même effet ?

Dylan : Non. Les psychotropes ne m'ont jamais influencé. Je ne sais pas. Je crois que Timothy Leary a beaucoup contribué à clouer le dernier clou sur le cercueil de cette scène new-yorkaise dont nous parlions. Lorsque les psychotropes sont apparus, tout est devenu hors de propos. Parce que ça n'avait rien à voir avec la composition musicale ou l'écriture de poèmes, ou encore aux tentatives qu'on faisait pour se trouver à cette époque-là.

Playboy : Mais c'est justement ce que les gens pensaient faire - se trouver eux-mêmes.

Dylan : On a fait croire aux individus qu'ils étaient quelque chose qu'ils n'étaient pas : oiseaux, avions, bouches d'incendie, n'importe quoi. Les gens se promenaient en pensant qu'ils étaient des stars.

Playboy : Et en ce qui concerne votre musique, y a t-il eu un moment ou vous avez consciemment décidé de travailler avec un groupe électrique ?

Dylan : Ca devait en arriver là. Ca devait être comme ça selon moi. Parce que c'est par là que j'ai commencé et finalement, il fallait y revenir. Je ne pouvais pas continuer à être ce folkie solitaire, vous savez, grattant les accords de Blowin' In The Wind pendant trois heures chaque soir. J'écoute mes chansons comme étant une partie de la musique, la toile de fond musicale.

Playboy : Vous voulez dire que lorsque vous avez vos chansons en tête, vous n'êtes pas seul à gratter la guitare ?

Dylan : Non, c'est pour commencer. Mais ensuite, j'entends toujours d'autres instruments et comment ils doivent sonner. C'est avec le groupe de l'album Blonde on Blonde que je me suis le plus rapproché du son que j'avais en tête. C'était ce son clair, ce son sauvage comme du mercure. C'était métallique, d'un or luisant, avec ce quelque-chose d'évocateur. C'est mon son personnel. Je n'ai pas réussi à l'avoir tout le temps. Pour la plupart, j'en viens à une combinaison de guitare, d'harmonica et d'orgue et maintenant, je me retrouve dans un territoire où il y a davantage de percussions et [silence] les rythmes de l'âme.

Playboy : Etait-ce ce son sauvage comme du mercure qu'on retrouve dans "I Want You" ?

Dylan : Oui, il était dans "I Want You". Il était dans beaucoup de ces morceaux. Il était dans l'album d'avant, aussi.

Playboy : Highway 61 Revisited ?

Dylan : : Ouais. Et aussi dans Bringing It All Back Home. C'est ce son que j'ai toujours entendu. Plus tard, les chansons sont devenues plus définies, mais ça ne leur a pas nécessairement apporté plus de pouvoir. C'était ce son quoi qu'il en soit dont je pouvais disposer à l'époque. Je dois revenir au son, au son qui fera tout sortir de moi.

Playboy : Ne pouvez-vous pas réunir les mêmes musiciens ?

Dylan : Pas vraiment. Les gens changent, vous savez, ils se dispersent dans toutes les directions. La vie des gens est compliquée. Ils tentent d'avoir plus de divertissements et ne peuvent plus se concentrer sur ce but beau et singulier.

Playboy : Vous recherchez des gens ?

Dylan : Non, je ne cherche pas. Les gens sont là. Mais je n'ai pas accordé à l'attention que j'aurais dû à tout ça. Je ne me suis pas senti bien en studio depuis que j'ai travaillé avec Tom Wilson. La prochaine étape pour moi c'est d'avoir un groupe permanent. Vous savez, j'enregistre habituellement avec qui est disponible sur le moment. C'est mon truc, vous savez, et c'est - c'est légitime, je veux dire, je fais comme ça parce que je dois faire comme ça. Je ne veux pas continuer comme ça, parce que j'aimerais mettre plus d'ordre dans ma vie. Mais jusqu'à présent, mes sessions d'enregistrement ont eu tendance à être des affaires de dernière minute. Je n'ai jamais vraiment utilisé toutes les techniques du studio. Mes chansons sont faites en direct dans le studio; elles ont toujours été faites et seront toujours faites comme ça. C'est pour cette raison qu'elles sont vivantes. Peu importe ce que vous pouvez dire à leur sujet, elles sont vivantes. Vous savez ce que fait Paul Simon, ou Rod Stewart, ou ce que font Crosby, Stills and Nash - un disque - ce n'est pas un truc monumental pour moi. C'est juste un disque de chansons.

Playboy : Pour en revenir à votre passage du folk au rock, la période qui a vu la naissance de Highway 61 devait être passionnante.

Dylan : C'était une période passionnante oui. Nous avons fait quelque chose avant même que quelqu'un ait pu savoir ce que nous voulions ou pouvions faire. On ne savait pas alors ce que tout cela allait devenir. Personne ne pensait à ça comme à du folk rock à l'époque. Il y avait quelques personnes impliquées dans tout ça comme les Byrds ; je me souviens aussi de Sonny And Cher, des Turtles et des anciens Rascals. Ca commençait à passer à la radio. J'avais quelques titres dans les classements. Deux, c'est le plus que j'ai eu dans les classements. Le top ten regorgeait de ce type de son, il y avait les Beatles aussi, et c'était passionnant, ces temps-là étaient passionnants. C'était les bruits de la rue. Ca l'est encore. J'entends encore symboliquement ces bruits-là où que je sois.

Playboy : Vous entendez le son de la rue ?

Dylan : Cette sublime lumière du crépuscule. C'est le son de la rue aux rayons du soleil, le soleil brillant à des heures particulières, sur un type particulier de bâtiments. Des types particuliers d'individus marchant dans un type particulier de rue. C'est les sons du dehors qui passent les fenêtres ouvertes qu'on peut entendre. Le son des cloches et d'un train lointain, et les discussions dans un appartement, les tintements de l'argenterie, des couteaux et des fourchettes, les coups des courroies en cuir. C'est tout ça, tout est là. Il n'y avait pas de marteaux-piqueurs vous savez.

Playboy : Vous voulez dire que si un marteau piqueur avait été...

Dylan : Ouais, pas de bruit de marteau-piqueur, pas de bruit d'avion. Que des bruits naturels. Comme l'eau, vous voyez, l'eau d'un ruisseau s'écoulant en filet. C'est la lumière coulant à flots au travers de...

Playboy : La lumière de fin d'après-midi ?

Dylan : Non, habituellement c'est celle du point du jour. La musique s'infiltre hors de moi au point du jour.

Playboy : Le "matin tintinnabulant" ?

Dylan : Exactement.

Playboy : Après avoir passé la nuit debout ?

Dylan : Parfois. On plane un peu après une nuit blanche et on n'a pas vraiment la capacité de mettre tout ça en forme. Mais c'est ce son que j'essaye de faire passer. Je ne suis pas là à recréer les sons des vieux blues ou à inventer quelques rhapsodies surréalistes.

Playboy : C'est le son que vous voulez ?

Dylan : Ouais, c'est le son et les mots. Les mots ne gênent pas. Ils ponctuent. Ils donnent un sens à tout ça (Silence). Et toutes les idées de mes chansons, toutes les influences, tout vient de là. Toutes les influences, tous les sentiments, toutes les idées viennent de là. Je ne fais pas ça pour montrer que je peux être bon, ou montrer à quel point la mélodie peut être bonne, ou les détails entremêlés, ou comment quelque chose peut être écrit à la perfection. Je me soucie peu de ces choses là.

Playboy : Le son est ce qui vous pousse à agir ?

Dylan : Mmm-hnh

Playboy : Quand l'avez-vous entendu ou ressenti pour la première fois ?

Dylan : Je crois que ça a commencé lorsque je grandissais.

Playboy : Pas à New York ?

Dylan : : Je l'ai emmené à New York. Je ne suis pas né à New York. J'ai pris une direction nouvelle là-bas, et j'ai approfondi aussi. Je ne pense pas que j'aurais pu faire ça à New York. J'aurais été complètement descendu.

Playboy : Tout ça a pris forme des sons entendus dans le pays minéral du Minnesota ?

Dylan : Ou de l'absence de sons. En ville, on ne peut aller nul part sans entendre un son. On n'est jamais seul. Je ne pense pas que j'aurais pu faire ça ici. Le combat à mener pour évoluer est immense et suffit à altérer les choses lorsqu'on veut être artiste. Bien…peut-être pas. Beaucoup de vrais créateurs émergent de New York. Mais je n'en connais pas un autre comme moi. J'ai rencontré beaucoup de gens à New York avec lesquels je me suis bien entendu, partageant les mêmes idées, mais j'avais quelque-chose de différent dans mon âme. Comme un esprit. C'est comme d'être des Smoky Mountains ou des trous perdus du Mississipi. Ca fait de vous quelqu'un de particulier lorsque vous passez vingt ans au même endroit.

Playboy : Compte tenu de votre amour de la campagne, qu'est ce qui vous a fait quitter Woodstock en 1969 pour retourner à Greenwich Village ?

Dylan : C'était devenu confiné et désabusé. La foule avait tout envahi, les mauvaises personnes jetaient des ordres. Les personnes craignaient de sortir dans les rues. L'arc-en-ciel était délavé.

Playboy : Mais le Village et New York n'étaient pas non plus la réponse.

Dylan : La stimulation avait disparu. Tout le monde était dans un piteux état. C'était fini.

Playboy : Pensez-vous que la vieille scène à laquelle vous faites illusion pourrait revenir doucement à New York ?

Dylan : Eh bien, j'y étais l'été dernier. Je n'ai rien ressenti de tel. Il y a beaucoup de clubs de rock'n Roll, de clubs de jazz, des clubs de poésie porto-ricains, mais quant à apprendre quelque chose de nouveau, apprendre à transmettre… New York est plein de professeurs, ce qui est évident mais plutôt très décourageant. Il faut presque mendier pour se produire dans la rue.

Playboy : Et maintenant que vous êtes en Californie, y a t-il une scène dont vous pourriez faire partie ?

Dylan : Je ne travaille qu'en dehors, presque tout le temps ; j'ignore donc comment est vraiment cette ville. J'aime San Francisco. Elle regorge de tragédies et de comédies. Mais si je devais choisir une ville de ce pays, je repartirai à New York. Il y a d'autres villes dans le monde où aller. Je ne sais pas, peut-être ne suis-je plus qu'un vieux chien, ou peut-être ai-je le sentiment d'être là depuis si longtemps que je recherche quelque chose de nouveau à faire sans le trouver. Je suis à la recherche d'un espace où créer ce que je veux faire. Cela ne m'intéresse plus vraiment de sortir.

Playboy : Vous sentez vous plus vieux que lorsque vous chantiez: "J'étais bien plus vieux alors, je suis beaucoup plus jeune que ça maintenant" ?

Dylan : Non, je ne me sens pas vieux. Je ne me sens pas vieux du tout. Mais je sens que certains choses, auxquelles je succombais d'ordinaire facilement, ne m'intéressent désormais plus autant.

Playboy : Comme ?

Dylan : Rien de plus que les vices quotidiens.

Playboy : Pensez-vous avoir réussi à résister au développement, où avez-vous trouvé un moyen de faire autrement par rapport à ce qui est conventionnel ?

Dylan : Je ne pense pas vraiment en terme de développement ou de refus du développement. Je pense à ce qui peut nous permettre de nous réaliser. N'oubliez pas que je continue à faire ce que je fais depuis que je suis tout petit et que je n'ai jamais rien connu d'autre. Je n'ai pas eu à quitter mon travail pour faire ça. C'est tout ce que j'ai fait dans ma vie. Je ne pense donc pas en termes économiques, ou au statut, ou à ce que les gens pensent, s'ils pensent que je suis sur la voie du succès ou non.

Playboy : Diriez-vous que vous conservez la qualité de rebelle ou du voyou pour le reste du monde ?

Dylan : Ma qualité de voyou ?

Playboy : Eh bien, vous portez des lunettes noires, non ?

Dylan : Ouais.

Playboy : Est-ce afin d'éviter que les gens voient vos yeux ?

Dylan : C'est un peu la force de l'habitude ; j'ai toujours porté des lunettes noires. Il n'y a pas de raisons profondes à tout ça je crois. Un soupçon d'insécurité, je ne sais pas ; j'aime les lunettes de soleil. Les ai-je eues lors de chaque séance de cette interview ?

Playboy : Oui, nous n'avons pas encore vu vos yeux.

Dylan : Alors lundi, pour sûr. [Il s'agit du jour où les photos de couverture pour Playboy doivent être prises]

Playboy : Mis à part les lunettes noires, est-ce le statut de voyou d'Elvis ou de James Dean qui vous incite à vous habiller et à agir d'une certaine façon ?

Dylan : Non, ça vient du début des années 60. Elvis était là. Il était là quand personne d'autre n'était là. Il était Elvis et tout le monde savait ce qu'il faisait. Il l'a fait pour moi comme il l'a fait pour tous les autres. Elvis faisait partie d'une certaine classe d'âge et j'étais sur ses talons depuis Blue Moon In Kentucky. Et il y en avait d'autres ; j'admirais beaucoup Buddy Holly. Mais Elvis n'a jamais vraiment été un mauvais garçon, pas plus que James Dean.

Playboy : Que représentait Dean ?

Dylan : Il laissait son cœur parler. C'était sa marque. Il faisait de l'effet sur les gens de cette époque. Quand on prend de l'âge, on vit d'autres expériences et on s'identifie à des artistes qui ont d'autres significations.

Playboy : Parlons un peu de vos influences. Quels musiciens écoutez-vous aujourd'hui ?

Dylan : Je continue d'écouter de vieux blues noirs et nostalgiques. Tommy McClennan, Lightnin'Hopkins, La Carter Family, Les Carlyles des débuts. J'écoute Big Maceo, Robert Johnson. De temps à autre, je réécoute Woody Guthrie. Parmi des gens plus récents, Fred McDowell, Gary Stewart. J'aime tout Memphis Minnie, Blind Willie Mc Tell. J'aime le bluegrass. J'écoute de la musique étrangère également. J'aime toute la musique du Moyen-Orient.

Playboy : Comme ?

Dylan : Oum Kalsoum.

Playboy : Qui est-ce ?

Dylan : C'est une célèbre chanteuse égyptienne. Je l'ai entendue pour la première fois lorsque j'étais à Jérusalem.

Playboy : c'est une chanteuse égyptienne populaire à Jérusalem ?

Dylan : Je pense qu'elle est populaire dans tout le Moyen-Orient. En Israël également. Elle interprète essentiellement des chansons d'amour et des prières avec un accompagnement au violon et aux percussions. Son père récitait ces prières et je suppose qu'elle a été si brillante lorsqu'elle chantait en chœur qu'il l'a autorisée à être chanteuse professionnelle. Elle est morte maintenant mais on ne l'a pas oubliée. Elle est très forte. Vraiment excellente.

Playboy : Rien de populaire ?

Dylan : Nana Mouskouri.

Playboy : Et en ce qui concerne les Beatles ?

Dylan : J'ai toujours apprécié la façon dont George Harrison joue de la guitare - sobre et talentueuse. Quant à Lennon, j'ai été inspiré par son livre [In His Own Write] . A moins que les éditeurs aient été inspirés parce qu'ils m'ont demandé d'écrire un livre et c'est de là qu'est venu Tarantula. John a fait entrer la poésie loin dans la musique populaire. Son œuvre est en grande partie oubliée mais si on l'examine, on y trouve des expressions clefs qui n'ont jamais été prononcées avant et qui poussent loin ses points de vue. Des choses qui sont symboliques d'une réalité intérieure et qui n'ont probablement jamais été dites avant.

Playboy : Ecoutez-vous vos propres morceaux ?

Dylan : Non, pas beaucoup.

Playboy : Et en ce qui concerne vos influences littéraires ? Vous avez cité Kerouac et Ginsberg, qui lisez-vous maintenant ?

Dylan : Rilke. Tchekhov. Tchekhov est mon écrivain préféré. J'aime Henry Miller. Je pense qu'il est le plus grand des écrivains américains.

Playboy : Avez-vous rencontré Miller ?

Dylan : Oui, je l'ai rencontré. Il y a des années. J'ai joué au ping-pong avec lui.

Playboy : Avez-vous lu L'Attrape-Cœurs (The Catcher in the Rye) lorsque vous étiez enfant ?

Dylan : J'ai dû, vous savez. Oui, je crois.

Playboy : Vous êtes-vous identifié à Holden Caulfield ?

Dylan : Euh… quelle était son histoire ?

Playboy : C'était un enfant solitaire à l'école élémentaire qui s'est enfui et a décidé que tous les autres faisaient semblant et qui lui seul était sensible.

Dylan : J'ai dû m'identifier à lui.

Playboy : Nous parlons des arts, et à l'heure où nous parlons, vous êtes sur le point de diffuser votre premier film Renaldo et Clara. Que pensez-vous pouvoir faire dans les films que vous ne faites pas avec les chansons ?

Dylan : Je peux conduire les chansons à une puissance élevée. Le film, selon moi, relève davantage de la peinture que de la musique. C'est une peinture. C'est une peinture portée à la vie sur un écran. C'est pourquoi nous le faisons. Les peintres peuvent contenir leur émoi artistique ; dans un autre temps, les scénaristes auraient certainement été des peintres.

Playboy : Bien que Renaldo et Clara soit le premier film que vous avez produit, dirigé et dans lequel vous avez joué, il y a déjà eu un documentaire réalisé en 1966 qui a marqué votre première apparition dans un film : Don't Look Back. Qu'en avez-vous pensé ?

Dylan : Don't Look Back était… le film de quelqu'un d'autre. C'était un marché conclu avec une compagnie de film, mais j'ai peu pris part à tout ça. Quand j'ai vu ça au cinéma, j'ai été choqué par ce qui avait été fait. Je n'ai appris que très tardivement que la caméra était dirigée vers moi tout le temps. Ce film a été réalisé par un homme qui a tout placé hors contexte. C'était documenté à partir de son propre point de vue. Ce film était malhonnête. C'était un film de propagande. Je ne crois pas qu'il montre avec vérité ce qu'étaient mes années formatrices. Il ne montre qu'une facette. Il a faisait croire que je ne faisais rien sinon vivre dans des chambres d'hôtel, taper à la machine et tenir des conférences de presse pour les journalistes. Tout ça est vrai vous savez. S'envoyer quelques bouteilles, il y a quelque chose à ce sujet dans le film. Joan Baez est présente. Mais ça n'est qu'un point de vue. Ne nous attardons pas trop là dessus. Ce n'est pas très représentatif de ce qui se passait dans les années 60.

Playboy : N'avez-vous pas le sentiment qu'il a su capter la frénésie de votre tournée, même s'il s'est polarisé sur vous en tant que vedette ?

Dylan : Je n'étais pas vraiment une star à cette époque là, pas plus que je ne suis une star actuellement. J'avais alors très certainement perdu de vue ce qu'était mon but alors. J'étais très jeune, vous savez. "The Times, They Are A-Changin" était dans le top ten des charts britanniques, c'est pour dire que j'étais très jeune.

Playboy : Et vous ne savez pas vraiment ce que vous faisiez alors ?

Dylan : Eh bien, regardez ce que j'ait fait après ça. Regardez ce que j'ai fait après ça. Je n'ai vraiment commencé à m'épanouir qu'après ça. Je veux dire, je l'ai fait sans le faire. Don't Look Back était un peu trop prématuré. On aurait du me laisser tranquille à cette étape de ma carrière.

Playboy : Vous étiez impliqué dans un autre film à cette période, autour de 1966, qui n'est jamais paru, ça s'appelait Eat The Document. Que s'est-il passé ?

Dylan : C'est parti d'un hors-série pour la télévision. Je n'étais pas non plus le producteur de ce film. J'étais la victime. Ils avaient déjà tourné le film, mais à ce moment, j'ai- j'ai eu un- si je n'avais pas eu cet accident de moto, ils l'auraient diffusé, ça se serait passé comme ça. Mais j'étais en quelque sorte… j'étais sorti de ça, vous savez, et je crois que c'était la fin de l'année. Je disposais d'un peu plus de temps, vous comprenez, pour réfléchir à ce qui se passait pour moi et à ce qui était arrivé. Et quoi qu'il en soit, ce qui est arrivé, c'est qu'ils avaient fait un autre "Don't Look Back" et cette fois-là c'était pour la télévision. Je n'avais rien de mieux à faire que de voir ce film. Tout le film, y compris les chutes. Et il était évident lorsqu'on regardait ce film qu'il s'agissait d'une foutaise. C'était des mètres et des mètres de foutaise. C'était mes premiers pas dans le cinéma. Ma conception des films était déjà formée à cette époque lorsque j'ai vu ces séquences.

Playboy : C'est en visionnant ces mètres de foutaise que vous est venue votre conception des films ?

Dylan : Oui, c'était essentiellement dans les chutes que j'ai trouvé de la beauté. Ce qui vous en dit probablement plus - que je vois de la beauté là où les autres n'en voient pas.

Playboy : Ca me rappelle un poème que vous avez écrit pour le livret d'un des premiers albums de Baez dans lequel vous affirmez que vous avez toujours pensé que les choses devaient être laides avant que vous ne les trouviez belles. Puis à un moment précis du poème vous vous décrivez écoutant Joan chanter et vous décidez soudain que la beauté n'avait pas à commencer par la laideur.

Dylan : J'étais très accro à Joan à cette époque (silence). Je pense que j'essayais simplement de me persuader que je n'étais pas accro.

Playboy : OK. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce concept de film que vous ont inspiré les chutes du film ?

Dylan : Eh bien, jusqu'à ce moment, ils se souciaient davantage d'aligner un récit linéaire. C'était un plan et une dimension uniquement. Et plus je regardais le film, plus je réalisais qu'on pouvait obtenir davantage en filmant plus qu'un niveau de pensée. Mon esprit fonctionne comme ça en tout cas. On a tendance à travailler à différents degrés. Et ce sont ces différents degrés que je voyais dans les chutes. Mais sur le plan technique, je ne savais pas comment réaliser ce que mon esprit qu'il était possible de faire.

Playboy : Qu'est ce qui pouvait être fait selon vous ?

Dylan : Bien, actuellement un film est une suite d'action et de réactions, vous voyez. C'est une supercherie. On joue avec l'illusion. Et ce qui n'est qu'une simple aventure paraît vraiment inventé. Et plus l'angle d'approche est puissant, plus votre film est puissant.

Playboy : Pouvez-vous développer ?

Dylan : On essaye de faire passer un message. Et il y a plusieurs façons de faire passer ce message. Disons que vous avez un message "Blanc, c'est blanc". Bergman dirait "Blanc, c'est blanc" en l'espace d'une heure-ou ce qui paraît être une heure. Buñuel pourrait dire : "Blanc est noir et noir est blanc, mais blanc est vraiment blanc". Et tout ça n'est vraiment que le même message.

Playboy : Et comment Dylan dirait ça ?

Dylan : Dylan n'aurait probablement pas dit ça. (Rires) Il aurait… il assumerait que vous savez ça. (rires)

Playboy : Vous vous en sortez bien sur ce coup.

Dylan : Je veux dire que les gens croiront toujours en quelque chose s'ils sentent que c'est vrai. Mais simplement savoir que c'est vrai ne suffit pas. Si on sent que c'est vrai avec les tripes, alors on peut être certain que c'est vrai.

Playboy : Donc un film réalisé par quelqu'un qui sent dans ses tripes que blanc c'est blanc donnera au public le sentiment que blanc c'est blanc sans avoir à le dire.

Dylan : Oui, exactement.

Playboy : Parlons du message de Renaldo et Clara. On a le sentiment qu'il s'agit d'un film personnel et néanmoins fictif dans lequel vous, Joan Baez et Sara, votre ex-femme, interprétez les rôles principaux. Vous interprétez Renaldo, Baez joue une "femme en blanc" et Sara joue Clara. Il y aussi dans le film un personnage appelé Bob Dylan, interprété par quelqu'un d'autre. Le tout est composé de prises réalisées lors de votre Rolling Thunder Revue et de scènes imaginaires interprétées par vous tous dans le rôle des acteurs. Pouvez-vous nous dire au fond de quoi parle le film ?

Dylan : Il s'agit de l'essence d'un homme, aliéné par lui-même, et comment il doit sortir de lui-même afin de se libérer lui-même, de renaître. On peut aussi dire qu'il meurt afin de revenir dans le même corps grâce à la quête du temps et à la puissance de sa volonté.

Playboy : Il peut par la force de sa volonté revenir au même corps… et à Clara ?

Dylan : Clara représente pour Renaldo tout ce qu'il a jamais voulu posséder dans le monde matériel. Les besoins de Renaldo sont infimes. Cependant, il ne le sait pas à ce moment précis.

Playboy : Quels sont ces besoins ?

Dylan : Une bonne guitare et une rue obscure.

Playboy : La guitare parce qu'il aime la musique, mais pourquoi une rue obscure ?

Dylan : Essentiellement parce qu'il a besoin de se cacher.

Playboy : De qui ?

Dylan : De son démon intérieur (silence). Mais on sait tous qu'on ne peut pas se cacher de son démon intérieur dans une rue obscure. Et voilà notre film.

Playboy : Renaldo découvre ça dans le film ?

Dylan : Il essaye d'échapper à son démon intérieur, mais il découvre que le démon est, en fait, un reflet de Renaldo lui-même.

Playboy : OK, Etant donné les célébrités impliquées, comment définiriez-vous les liens entre vous, votre vie personnelle et le film ?

Dylan : Pas différent de Hitchcock lorsqu'il faisait un film. Je suis le superviseur.

Playboy : Vous supervisez les différentes facettes de vous-même ?

Dylan : Eh bien, certaines vérités que je connais. Et pas nécessairement sur moi mais une certaine accumulation d'expériences qui sont devenues vraies pour moi et une connaissance que j'ai acquise sur la route.

Playboy : Et quelles sont ces vérités ?

Dylan : La première c'est que vous échouez si vous essayez d'être quelqu'un d'autre que vous-même ; si vous n'êtes pas vrai à votre propre cœur, vous échouez. Mais aussi, il n'y aucun succès comme l'échec.

Playboy : Et l'échec n'est pas un succès du tout.

Dylan : Oh, on n'est pas tenu de chercher le succès. Nos actes et nos existences seuls sont notre réussite. On échoue seulement lorsqu'on laisse la mort s'insinuer et prendre le dessus sur une partie de la vie qui pourrait être vivante.

Playboy : Comment la mort s'infiltre t-elle ?

Dylan : La mort de vient pas frapper à la porte. Elle est là un matin lorsque vous vous levez.

Playboy : Comment ça, elle est là ?

Dylan : Vous êtes vous déjà coupé les ongles, ou coupé les cheveux ? Alors vous avez fait l'expérience de la mort.

Playboy : Revenons au film, Joan Baez se tourne vers vous à un moment et dit : "Tu ne donnes jamais de réponses franches". Est-ce vrai ?

Dylan : C'est à Renaldo qu'elle fait face.

Playboy : Cette manière d'être évasif peut aussi surgir dans une interview.

Dylan : Il n'y a pas de réponse simple à ces questions.

Playboy : N'êtes-vous pas en train de taquiner le public en faisant jouer des scènes par Baez et Sara, des personnes de votre vraie vie, avec l'espoir que les spectateurs mettent de côté leurs idées préconçues ainsi que leurs relations avec vous ?

Dylan : Non, non. Ils ne devraient même pas penser au fait qu'ils connaissent quelqu'un dans ce film. Tout est lié à Renaldo et Clara uniquement et il n'y a aucune raison d'être accroché à la question de qui est qui dans le film.

Playboy : Et que dire des scènes comme celle dans laquelle Baez vous demande : "Que se serait-il passé si nous nous étions mariés alors ?"

Dylan : Ca paraît très réel, non ?

Playboy : Oui.

Dylan : Ca paraît très réel. Comme dans les films de Bergman où les choses paraissent très vraies. Il y a beaucoup de spontanéité tout du long. D'habitude les gens se connaissent les uns les autres dans ses films et ils peuvent créer des liens. Il y a de la vie et du souffle dans chaque séquence car tout le monde se connaît.

Playboy : D'accord, une autre question. Dans le film, Ronnie Hawkins, un chanteur de rock canadien de 135 kg, évolue sous le nom de Bob Dylan. Y a t-il donc un vrai Bob Dylan ?

Dylan : Dans le film ?

Playboy : Oui.

Dylan : Dans le film non. Il n'apparaît jamais dans le film. Sa voix est présente, ses chansons sont utilisées, mais Bob n'est pas dans le film. C'aurait été ridicule. Avez-vous déjà vu une toile de Picasso avec Picasso sur la toile ? Vous n'avez vu que son travail. De la même façon, mettre une image de moi au cœur de la scène ne m'intéresse pas, parce que ça n'apporterait rien de bon à personne, pas même à moi.

Playboy : Alors pourquoi utiliser le nom de Bob Dylan pendant tout le film ?

Dylan : Afin de légitimer le film. On est directement mis en sa présence : le personnage de Bob Dylan est dans le film pour qu'on puisse s'en débarrasser. Il n'y a plus de raison pour que le mystère persiste au sujet de qui il est ou de ce qu'il est : il est là, parlant par plusieurs langues, et il y a même quelqu'un d'autre qui prétend être lui et qui est interviewé. Ce film est évident, vous savez. Personne ne cache rien. Tout est à sa place. Les lapins ont été sortis du chapeau avant le film.

Playboy : Pensez-vous que ce film est accessible ?

Dylan : Oh, tout à fait. C'est un film très ouvert.

Playboy : Même si M.Bob Dylan et Mme Bob Dylan sont interprétés par des individus différents ?

Dylan : Oh ! oui.

Playboy : Et vous ne savez pas du tout qui il est ?

Dylan : Absolument. On pourrait faire un film et vous pourriez être Bob Dylan. Ca n'aurait pas d'importance.

Playboy : Mais s'il y a deux Bob Dylan dans le film et que Renaldo change sans cesse…

Dylan : Eh bien, ça pourrait être pire. Il pourraient être deux ou trois. Au fond, c'est un film simple.

Playboy : Comment avez-vous décidé de le faire ?

Dylan : Comme je l'ai dit, j'avais eu l'idée de faire mon film déjà en 1966. Puis j'ai enterré l'idée jusqu'en 1976. Mon avocat me disait souvent qu'il y avait un avenir dans le cinéma. Et je disais : "Quelle sorte d'avenir ?" Il répondait : "Si tu peux, amène-toi avec un script, un scénario et de l'argent d'un grand distributeur." Mais je savais que je ne pouvais pas travailler comme ça. Je ne pouvais pas livrer ma vision des choses sur une petite feuille de papier dans l'espoir d'obtenir de l'argent de quelqu'un. Après mûre réflexion, il devenait évident que je devais faire le film moi-même, avec des gens qui voudraient bien travailler avec moi, et qui me feraient confiance. Je suis parti sur les routes en 1976 pour réunir l'argent du film. Mes deux dernières tournées visaient à réunir l'argent pour cela.

Playboy : Combien de fonds personnels investissez-vous ?

Dylan : Je préférerai le taire. C'est un petit paquet mais je ne me suis pas occupé des comptes. Le budget était d'environ 600.000 dollars mais on les a dépassés.

Playboy : Avez-vous tiré du plaisir de ce projet ?

Dylan : Je sens que c'est une histoire qui signifie beaucoup pour moi. Je devais faire ce que j'ai toujours voulu faire, réaliser un film. Quand quelque chose comme ça arrive, c'est comme si le temps s'arrêtait et qu'on avait la possibilité de faire vivre ce moment-là aux gens. Il y a peu de choses comme ça dans la vie de tous les jours. Bien des choses peuvent nous rendre fous. Le plus important est alors de le rendre significatif pour quelqu'un. Prenez Shane par exemple. Ce film m'a touché. Sur les quais m'a touché. Et j'attends d'être ému quand je vais voir un film. Je ne veux pas aller voir un film juste pour tuer le temps ou juste pour voir quelque chose que je ne perçois pas. Je veux être ému car c'est ce que l'art est supposé faire d'après les grand théologiens. L'art est supposé vous faire tomber de votre chaise. Il est censé vous faire passer d'un espace à un autre. Renaldo et Clara ne sont pas censés exercer une grosse pression sur vous. C'est un film pour apporter le plaisir qu'apporte un film. Je n'y connais rien aux films, je ne suis pas un réalisateur. D'un autre côté, je peux me considérer comme un réalisateur puisque j'ai fait ce film. Donc je ne sais pas… Si vous n'êtes pas touché alors c'est un grand mensonge.

Playboy : Etait-il fait dans l'esprit de dire : "Très bien, si vous tous dehors, voulez parler de la rupture de Dylan et de sa femme, de son histoire avec Joan Baez, alors je réunis tous ces gens dans un film et je roule le nez des gens dans les potins, parce que je suis le seul à connaître la vérité ?"

Dylan : Ce n'est pas entièrement vrai parce que ça n'est pas le sujet du film. Je ne suis pas certain que Bob Dylan et Joan Baez intéressent beaucoup de gens. Pour moi, ce n'est pas important. Ce sont de vieilles histoires pour moi, et je ne pense pas que ça présente un grand intérêt pour quelqu'un. Mais si c'est le cas parfait. Mais je ne pense pas que ce soit un point pertinent. Le film ne traite pas de quelque chose d'actuel. C'était il y a deux ans. Je suis suffisamment intelligent pour savoir que je ne dois pas traiter un sujet actuel lié aux sentiments, puisque en général ils ne durent pas. On a besoin d'expérience pour écrire, pour chanter ou jouer. On ne se lève pas un beau jour en se disant qu'on va le faire. Ce film part d'une expérience qu'il transforme. Ce n'est pas un film de potins.

Playboy : Nous avons commencé cette discussion au sujet de votre film en comparant les réalisateurs aux peintres. Vous intéressiez-vous autant à la peinture qu'à la musique lorsque vous étiez jeune ?

Dylan : Oui, j'ai toujours peint. J'ai toujours tenu à ça d'une façon ou d'une autre.

Playboy : Pensez-vous qu'on utilise les couleurs de la même façon qu'on utilise les notes ou les accords ?

Dylan : Oh, oui. Il y a beaucoup d'informations à recueillir au sujet de la signification des couleurs. Chaque couleur traduit une humeur ou un sentiment particulier. Le rouge, par exemple, est une couleur très énergique. Il y a beaucoup de rouges dans ce film, et beaucoup de bleus. Beaucoup de bleu cobalt.

Playboy : Pourquoi du bleu cobalt ?

Dylan : C'est la couleur de la discorde.

Playboy : Avez-vous étudié la peinture ?

Dylan : La plupart des mes idées ont été influencées par un vieil homme qui avait des idées précises sur la vie, l'univers et la nature - tout ce qui est important.

Playboy : Qui était-il ?

Dylan : Juste un vieil homme. Son nom ne vous dirait rien. Il est arrivé dans ce pays depuis la Russie dans les années 20, il a commencé comme boxeur et a fini en peignant des portraits de femmes.

Playboy : Vous ne voulez pas mentionner son nom, juste pour lui faire de la publicité ?

Dylan : Son prénom était Norman. A chaque fois que je mentionne le nom de quelqu'un, c'est comme si une somme de folie hors de propos tombait sur sa vie. Par exemple, il y a cette femme à Los Angeles que je respecte beaucoup, elle lit les lignes de la main. Son nom est Tamara Rand. Elle est vraiment chiromancienne, ce n'est pas une gitane diseuse de bonne aventure. Et elle dit vrai ! Elle pourrait jeter un coup d'œil à votre main et vous dire des choses que vous ressentez sans vraiment les comprendre, elle dit ce que vous avez en tête et à quoi ressemble l'avenir. C'est une personne étonnamment pleine d'espoir.

Playboy : Etes-vous certain de vouloir connaître les mauvaises nouvelles de votre avenir ?

Dylan : Eh bien parfois quand le monde paraît vous tomber sur la tête, vous savez qu'il y a des chemins pour en sortir, et vous voulez savoir quel chemin. Il y a généralement quelqu'un qui peut vous dire comment en sortir et quel chemin suivre.

Playboy : Pour en revenir aux couleurs et aux accords, y a t-il pour vous des clefs musicales particulières qui ont de la personnalité, et qui traduisent un état d'esprit comme le font les couleurs ?

Dylan : Oui, le si majeur et le si bémol majeur.

Playboy : Comment les décrivez-vous ?

Dylan : (Silence) Chacun d'elle est dure à définir. Tenez compte de la caractéristique, qui est vraie pour les deux, et vous découvrirez alors que vous n'êtes pas certain de parler d'elles ou de leur écho.

Playboy : Que vous évoque une clef majeure en général ?

Dylan : Je crois que les clefs majeures ont à voir avec l'amour.

Playboy : Et une clef mineure ?

Dylan : Le surnaturel.

Playboy : Y a t-il d'autres clefs spécifiques ?

Dylan : Je trouve que le do majeur est la clef de la puissance mais aussi celle du regret. Le ré majeur est la clef de la confiance. Le la bémol majeur exprime le reniement.

Playboy : Puisque nous parlons à nouveau musique, avez-vous un projet de nouvelles chansons ?

Dylan : J'ai de nouvelles chansons qui ne ressemblent à rien de ce que j'ai déjà écrit.

Playboy : Vraiment ?

Dylan : Oui.

Playboy : A quoi ressemblent-elles ?

Dylan : Eh bien vous verrez. J'ai dit, à rien de ce que j'ai déjà fait. Vous ne pourrez pas dire que Blood On The Tracks et Desire ont conduit à ces morceaux-là. Je veux dire qu'on en est bien loin, on est bien loin de tout ça. Je préférerais ne pas trop parler de tout ça avant leur sortie.

Playboy : Quand le personnage de Bob Dylan, dans votre film, dit ces mots : "Le Rock'n'roll est la réponse", que veut-il dire ?

Dylan : Il parle du son et du rythme. Les percussions et le rythme sont la réponse. Entrez dans ce rythme-là et vous vous perdrez ; vous oublierez la brutalité de tout ça puis vous perdrez votre identité. C'est ça qu'il voulait dire.

Playboy : Est-ce que ça vous est arrivé à vous, le vrai Bob Dylan ?

Dylan : Eh bien, c'est facile. Quand on joue de la musique et que ça va bien, on perd son identité, on devient complètement soumis à la musique qu'on joue de toutes ses forces.

Playboy : Avez-vous le sentiment d'être possédé ?

Dylan : C'est dangereux car il y a un effet qui vous fait croire que vous pouvez transcender et vous débrouiller de tout. Que c'est ça la vraie vie, que vous atteignez le cœur de la vie et que vous êtes au sommet de votre rêve. Et qu'il n'y a pas de chute. Mais plus tard, en coulisses, vous avez un point de vue différent.

Playboy : Quand vous êtes sur scène, éprouvez-vous ce sentiment illusoire que la mot ne peut pas vous rattraper ?

Dylan : La mort ne peut pas vraiment vous atteindre du tout. La mort n'est pas ici pour atteindre quelqu'un. C'est l'apparition du diable, et le diable est un lâche. La connaissance triomphera de tout ça.

Playboy : Que voulez-vous dire ?

Dylan : Le diable n'est que fausseté, le diable ira aussi loin que vous le laisserez aller. On peut se laisser attraper par tout ça. Si on saisit le sens de tout ce spectacle, on peut facilement faire un pas de côté. Mais si si vous cherchez l'affrontement dès le début, alors il y a de quoi faire. Mais, si, encore une fois, vous croyez avoir un objectif et une mission , et peu de temps pour l'accomplir, vous ne vous tracasserez pas de tout ça.

Playboy : Pensez-vous avoir un objectif et une mission ?

Dylan : Evidemment.

Playboy : Laquelle ?

Dylan : Henry Miller a dit : "Le rôle d'un artiste est d'inoculer la désillusion au monde".

Playboy : Pour créer la musique rock, il faut être contre le système, un desperado. Le fait d'être installé est-il ennemi du rock ?

Dylan : Non, on peut être prêtre et être dans le rock'n'roll. Etre un chanteur de rock n'est pas différent d'être un peintre en bâtiment. Il faut grimper aussi haut qu'on le souhaite. Vous me demandez si le rock, si le style de vie du rock est bizarre par rapport au style de vie de la société en général ?

Playboy : Oui. Avez-vous en quelque sorte besoin d'être en dehors de la société, ou en quelque sorte un hors-la-loi, une sorte de…

Dylan : Le rock'n roll se compose de sa propre société. C'est un monde en lui même. De la même façon qu'il y a un monde du sport.

Playboy : Mais n'avez-vous pas eu le sentiment que ça valait le coup de brûler sa vie, tout ce genre de choses ?

Dylan : Oui, mais pas nécessairement, car on peut brûler sa vie et terminer en étant juriste vous savez. Il n'y a rien de défini, rien de planifié.

Playboy : Donc les futures rock stars peuvent tout aussi facilement aller à l'école du barreau ?

Dylan : Pour certains, ça peut être bien. Mais, pour en revenir à notre sujet, il faut avoir la foi. Il faut avoir un objectif. Vous devez croire que vous pouvez passer à travers les murs. Sans cette foi, vous ne pouvez pas devenir un bon chanteur de rock, ou un chanteur de pop ou de folk rock, ou vous ne pouvez pas devenir un bon avocat. Ou un docteur. Vous devez savoir pourquoi vous faites ce que vous faites.

Playboy : Pourquoi faites-vous ce que vous faites ?

Dylan : (Silence) Parce que je ne sais rien faire d'autre. Là je suis bon.

Playboy : Quelle description donneriez-vous de ce "là" ?

Dylan : Je suis un artiste, j'essaye de créer de l'art.

Playboy : Que pensez-vous de vos chansons quand vous les interprétez des années après. Avez-vous le sentiment que votre art survit ?

Dylan : Combien de chanteurs peuvent-ils, dix ans après, se sentir les mêmes qu'au moment où ils ont écrit ces chansons ? Attendons que vingt ans se soient écoulés, vous savez ? On peut jouer la comédie dans une certaine mesure, vous savez, on peut s'en sortir comme ça, mais il y doit y avoir dans tout ça quelque chose de réel - et pas seulement sur le moment. Et beaucoup de mes chansons ne fonctionnent plus. J'ai écrit beaucoup d'entre-elles instinctivement - mes tripes me commandaient de les écrire - et elles ne marchent plus aussi bien au fur-et-à-mesure que le temps s'écoule. Beaucoup d'entre-elles fonctionnent encore. Celles-là portent chacune un peu de vérité. Et je ne pense pas que je chanterais si je n'écrivais pas, vous savez. Je n'aurais aucune raison ou aucune motivation à chanter sur scène. Je veux dire que je ne me considère pas… comme le roi de la fête. (rires)

Playboy : Vous avez donné une nouvelle vie à quelques-unes de vos chansons lors de vos récentes prestations, comme "I Pity The Poor Immigrant" lors de la tournée Rolling Thunder.

Dylan : Oh, oui. J'ai donné une nouvelle vie à beaucoup d'entre-elles. Parce que je crois en elle au fond. Vous voyez, je crois en elles. C'est pour ça que je leur donne une nouvelle vie. Et ça c'est toujours possible. Par exemple, j'ai réécrit "Lay Lady Lay". Personne ne me l'a jamais fait remarqué.

Playboy : Vous l'avez transformé en une chanson plus sexy, moins jolie.

Dylan : Tout-à-fait. Beaucoup de mots ont changé dans cette chanson. Au départ, je l'ai enregistrée avec un groupe d'autres chansons sur l'album Nashville Skyline. C'était dans le ton de ces séances. Une fois que tout a été fait, elle est sortie comme ça. Et ça allait bien avec cette époque, mais j'ai toujours eu le sentiment qu'il y avait plus que ça dans cette chanson.

Playboy : Est-il vrai qu'à l'origine, Lay Lady Lay était une commande pour Macadam cow-boy ?

Dylan : C'est vrai. Ils ont finalement utilisé le morceau de Fred Neil.

Playboy : C'était comment de jouer "Blowin'In The Wind" lors de vos dernières tournées après toutes ces années ?

Dylan : Je crois que je serai toujours été capable de la jouer. Il y a certaines chansons que je serai toujours capable de jouer. Elles auront toujours beaucoup de sens, voire plus, au fur et à mesure que le temps passe.

Playboy : Qu'en est-il de Like A Rolling Stone ?

Dylan : : C'était un excellent morceau. C'est la dynamique du rythme qui fait Like A Rolling Stone et toutes les paroles. J'ai tendance à baser toutes mes chansons sur de vieux morceaux, comme les vieux morceaux de folk, les vieux morceaux de blues ; ils sont toujours bons, ils font toujours sens.

Playboy : Pouvez-vous nous dire quelques mots de la façon dont vous viennent certaines chansons ?

Dylan : Elles me viennent lorsque je suis très isolé dans l'espace et dans le temps. Je rejette beaucoup de vers inspirés.

Playboy : Ils sont trop bons ?

Dylan : J'en rejette beaucoup. Je me connais suffisamment bien pour savoir que le vers est bon. C'est le premier vers qui donne l'inspiration, après c'est comme monter un taureau. Je veux dire, les vers suivants. Soit on les garde, soit on ne les garde pas. Et si vous croyez que ce que vous faites est important alors ça ira, quoi qu'il arrive.

Playboy : Il y a des vers qui sont comme monter un taureau sauvage ?

Dylan : Il y en a oui. Beaucoup de vers qui gagneraient à rester imprimés sur une page comme les poèmes. J'oublie beaucoup de vers. Tout au long du jour, beaucoup de vers me viennent que je qualifierai d'étranges et je n'ai rien de mieux à faire. J'essaye de ne pas accorder trop d'attention à ces vers obscurs et indomptés.

Playboy : Vous dîtes que vous tenez un seul vers et qu'ensuite vient tout le reste. La mélodie vient-elle après l'écriture du texte en entier ?

Dylan : J'ai généralement la mélodie avant la chanson.

Playboy : Elle est déjà là, en attente du premier vers ?

Dylan : Ouais.

Playboy : Vous vient-elle facilement ?

Dylan : La mélodie ? Parfois ; d'autres fois, je dois la trouver.

Playboy : Travaillez-vous régulièrement ? Vous levez-vous chaque matin pour jouer ?

Dylan : Je dois jouer un certain temps chaque jour.

Playboy : Votre façon de jouer devient-elle plus complexe ?

Dylan : Non. Pas musicalement. J'ai plus d'oreille et mes mélodies sont désormais plus rythmiques qu'elles n'ont jamais été, mais, pour dire vrai, j'en suis encore à ces trois accords. Mais, je veux dire, je ne suis pas Segovia ou Montovia. Je ne joue pas douze heures par jour.

Playboy : Est-ce que vous travaillez aussi votre voix ?

Dylan : D'habitude, oui, plus spécialement lorsque je suis en répétition. Je chante lorsque j'écris une chanson.

Playboy : Certains ont affirmé que votre voix avait changé lorsque vous avez arrêté la cigarette. Aujourd'hui vous fumez à nouveau. Votre voix va t-elle à nouveau devenir plus rauque ?

Dylan : Non, vous savez, on peut tout faire avec sa voix si on se concentre. Je veux dire qu'on peut devenir ventriloque ou même imiter les voix des autres. Je me contente généralement de ma voix, mais je peux faire les voix de quelques autres.

Playboy : Quelles voix pouvez-vous imiter ?

Dylan : Richard Widmark, Sydney Greenstreet, Peter Lorre. J'aime leurs voix. Ils avaient vraiment des voix caractéristiques dans les tout premiers films parlants. Actuellement, lorsqu'on va voir un film, on ne parvient plus à distinguer les voix les unes des autres. Celle de Jane Fonda ressemble à celle de Tatum O'Neal.

Playboy : Est-ce que votre attitude envers les femmes a beaucoup changé dans vos chansons ?

Dylan : Oui, tout au début, j'écrivais davantage sur les refus, les obsessions ou les rejets. En superposant ma propre réalité à ce qui ne semblait pas avoir de réalité en soi.

Playboy : Comment ces idées ont-elles évoluées ?

Dylan : Par négligence.

Playboy : Par négligence ?

Dylan : Lorsqu'on prend de l'âge, les choses ne nous touchent plus autant qu'au moment où on se forgeait une opinion.

Playboy : Vous voulez dire que vous êtes moins facilement blessé ?

Dylan : On est blessé par d'autres choses que par ce qui nous touche lorsqu'on a 17 ans. L'énergie de la blessure n'est pas assez forte pour créer de l'art.

Playboy : Donc si fes femmes de vos chansons sont donc devenues plus réelles, s'il y a moins de déesses...

Dylan : Les déesses ne sont pas réelles. Une jolie femme comme une déesse est seulement placée sur un piédestal. Les fleurs, voilà ce qui doit vraiment nous préoccuper. L'éclosion et la fin, la croissance, la confusion. On ne désire pas une fleur.

Playboy : Votre considération pour les femmes a donc changé ?

Dylan : Les gens sont les gens pour moi. Je ne vois pas les femmes comme quelque chose à quoi il faut être accroché.

Playboy : Mais dans le passé ?

Dylan : Dans le passé, j'ai été coupable de ce crime éhonté.

Playboy : Vous prétendez être complètement réhabilité ?

Dylan : Je n'ai pas de gros problème dans ce domaine.

Playboy : Dans votre film, il y a une réplique où quelqu'un dit à Sara : "J'ai besoin de toi car j'ai besoin de ta magie pour me protéger".

Dylan : Eh bien, la véritable magie des femmes c'est qu'à toutes époques confondues, elles ont dû faire tout le boulot et elles gardent encore le sens de l'humour.

Playboy : Ca, à toutes époques confondues. Qu'en est-il des femmes aujourd'hui ?

Dylan : Eh bien voici venue la nouvelle femme, pas vrai ? Actuellement, on a ce concept de la nouvelle femme, mais la nouvelle femme n'est rien sans un homme.

Playboy : Que dirait la nouvelle femme de ça ?

Dylan : Je ne sais pas ce que dirait la nouvelle femme. La nouvelle femme est une femme impulsive.

Playboy : Il y a une autre réplique dans votre film au sujet de "la femme ultime". Quelle est-elle cette "femme ultime" ?

Dylan : Une femme sans préjugés.

Playboy : Sont-elles nombreuses ?

Dylan : Elles sont nombreuses si vous pouvez les voir. Nombreuses si vous êtes touché par elle.

Playboy : Alors vous avez rencontré de nombreuses femmes ultimes ?

Dylan : Moi, personnellement ? Je ne rencontre pas tant de gens que ça. Je travaille la plupart du temps. Je n'ai pas vraiment de temps pour ce genre d'intrigues.

Playboy : Camus disait que la chasteté est une condition essentielle de la créativité. Etes-vous d'accord avec ça ?

Dylan : Il parlait dans ce cas du refus de toute prétention.

Playboy : Ne parlait-il pas de chasteté sexuelle ?

Dylan : Vous voulez dire qu'il affirmait qu'il faut rester célibataire pour créer ?

Playboy : C'est une interprétation.

Dylan : Eh bien, il peut y avoir quelque chose comme ça. Ca a peut-être marché comme ça pour lui.

Playboy : N'avez-vous pas le sentiment que le rock et le rythme des battements du cœur sont étroitement liés à l'amour en quelque sorte ?

Dylan : Les battements du cœur. N'avez-vous jamais été allongé à côté d'une personne dont le cœur battait au même rythme que le votre ? Ca, c'est du vrai amour. Un homme et une femme étendu côte à côte, le cœur battant de concert, ça c'est une véritable chance. On sait alors qu'on est véritablement amoureux, mec. Ouais, ça c'est de l'amour vrai. Tu peux voir cette personne une fois par mois, une fois par an, ou peut-être une fois dans ta vie, et avoir la certitude que vos vies battent en rythme. C'est tout ce qu'il nous faut.

Playboy : Si on part du principe que quelques-unes de vos dernières chansons parlent d'amour et de romance, que pensez-vous de la tendance qu'ont quelques personnes à vouloir diviser votre œuvre en périodes ? Avez-vous le sentiment qu'il est juste de diviser votre œuvre par exemple, en une période politique puis une période a-politique ?

Dylan : Ces personnes oublient de prendre en considération le fait ultime que je suis un créateur de chansons. Je ne maîtrise pas ce que les autres font avec mes chansons, ce qu'ils font d'elles.

Playboy : Mais vous étiez plus impliqué politiquement à une autre époque. On dit que vous avez écrit "Chimes Of Freedom" à l'arrière d'une voiture tandis que vous visitiez des gens du SNCC dans le sud.

Dylan : C'est tout ce que nous faisions alors. Ecrire des chansons à l'arrière des voitures, écrire des chansons aux coins des rues ou sur l'arche d'un porche, chercher les endroits explosifs de la vie.

Playboy : L'un de ceux-là était la politique ?

Dylan : La politique était toujours là car il y avait des gens qui essayaient de faire changer les choses. Ils étaient impliqués dans la politique car c'était de cette façon qu'ils changeaient les choses. Mais moi j'ai toujours considéré la politique comme un élément d'illusion. Je n'ai jamais été très impliqué en politique. J'ignore comment fonctionnent les systèmes. Il y a, par exemple, des gens qui ont des idées précises ou qui ont étudié tous les systèmes du gouvernement. Beaucoup de ces gens qui possèdent un parcours universitaire ont tendance à venir ici et à utiliser les gens pour atteindre les objectifs qu'ils ont en tête. Et bien sûr, ils se servent de la musique parce que la musique est accessible. On aurait fait ces morceaux, écrit ces chansons, on les aurait chantés qu'il y ait la politique ou pas. Je n'ai jamais renoncé à un rôle en politique parce que je n'ai jamais joué de rôle en politique. Ca me fait rire de penser que j'ai joué un rôle. Gurdjieff pense qu'il vaut mieux pouvoir évoluer chaque jour.

Playboy : Vous avez donc eu beaucoup d'expérience de terrain ?

Dylan : J'en ai encore.

Playboy : A traîner ici et là ?

Dylan : Oui. Tous les aspects de la vie m'intéressent. Les révélations et les réalisations. Des pensées claires qui peuvent être traduites en chansons, des analogies, des informations nouvelles. Je suis plus fort pour ça maintenant. Tout n'est pas déjà écrit au point de m'obliger à cesser d'écrire. Je n'en suis pas encore au stade où se trouvait Rimbaud lorsqu'il a cessé d'écrire pour aller vendre des armes en Afrique.

Playboy : Jimmy Carter a dit qu'en écoutant vos chansons, il avait appris à voir autrement à voir autrement les relations entre les propriétaires et les locataires, entre les fermiers et les métayers, des choses comme ça. Il a également dit que vous étiez son ami. Que pensez-vous de tout ça ?

Dylan : Je suis son ami.

Playboy : Un ami personnel ?

Dylan : Je le connais personnellement.

Playboy : L'appréciez-vous ?

Dylan : Oui, je crois que son cœur est au bon endroit.

Playboy : Comment décririez-vous cet endroit ?

Dylan : L'endroit du destin. Vous savez quoi, j'espère que ce magazine ne prendra pas tout ça pour l'éditer tel quel, le cœur de Carter est au bon endroit du destin, car ça peut vraiment sonner...

Playboy : Non, ce serait perdre le sens de la conversation. Ce magazine est plutôt bon pour ça.

Dylan : Carter a le cœur au bon endroit. Il sait qui il est. C'est ce que j'ai ressenti, en tout cas, lorsque je l'ai rencontré.

Playboy : L'avez-vous rencontré plusieurs fois ?

Dylan : Seulement une fois.

Playboy : Chez lui ?

Dylan : Non. Mais tout gouverneur ou chef de sénat, quiconque en position d'autorité qui invite un chanteur de folk rock et son groupe a nécessairement…un sens de l'humour… et un ressenti du pouls du peuple. Pourquoi aurait-il fait ça ? La plupart des gens qui sont dans cette position sont incapables de se rapprocher de ceux qui sont dans le domaine musical sinon dans un objectif intéressé.

Playboy : Parliez-vous de musique ou de politique ?

Dylan : De musique. Très peu de politique. La conversation couvrait des sujets très généraux.

Playboy : Avait-il une préférence pour l'une des chansons de Dylan ?

Dylan : Je ne lui ai pas demandé s'il avait une préférence pour une chanson de Dylan. Il n' pas dit que c'était le cas. Je crois qu'il aimait "Ballad Of A Thin Man", vraiment.

Playboy : Pensez-vous que Carter peut vous avoir utilisé en vous invitant là-bas ?

Dylan : Non, je crois qu'il était honnête et sans taches, il voulait seulement m'approcher. En réalité, de tous les présidents, c'est Truman que j'appréciais.

Playboy : Pourquoi ?

Dylan : J'aimais sa façon d'agir, les choses qu'il disait et ceux à qui il les disait. Il avait une appréciation juste de lui, ce qui est rare pour un Président. Dans les temps passés, ce n'était peut-être pas rare mais de nos jours, c'est rare. Il avait des qualités du peuple. On avait le sentiment de pouvoir lui parler.

Playboy : Vous avez manifestement le sentiment de pouvoir parler au Président Carter.

Dylan : On avait le sentiment que c'était possible mais cet homme est si occupé et débordé qu'on n'avait plus la sensation, peut-être, de devoir le laisser seul. Il s'occupait d'affaires et de problèmes si complexes que les gens étaient un peu divisés. Nous n'étions pas divisés à l'époque de Truman.

Playboy : Y a t-il quelque chose qui vous mette en colère. Y a t-il quelque chose qui vous pousserait à aller vers Carter et à dire "Ecoute, connard, tu vas faire ça !" ?

Dylan : Oui (pause). Il est probablement pris dans le système comme n'importe quel autre.

Playboy : Vous compris ?

Dylan : Je suis une partie du système. J'ai à traiter avec le système. A la minute où vous payez des impôts, vous faites partie du système.

Playboy : N'y a t-il plus de héros ou de saints actuellement ?

Dylan : Un saint est une personne qui se donne totalement et librement, sans retenue. Il n'est ni sourd, ni aveugle. Pourtant il est les deux. Il est le maître de sa propre réalité, la voix de la simplicité. L'astuce, c'est de rester loin des reflets du miroir. Les flaques d'eau sont les seuls vrais miroirs.

Playboy : En quoi les miroirs sont-ils différents des flaques d'eau ?

Dylan : L'image que vous voyez dans la flaque d'eau se dissipe dans les profondeurs. Une image que vous voyez en regardant dans un morceau de miroir n'a pas de profondeur ou le moindre frémissement de mouvement de vie. Bien sûr, on peut s'en servir pour resserrer sa cravate. Ou bien encore, pour vérifier que le maquillage est posé correctement. Mais c'est tout. La vanité est l'argument de vente de beaucoup de choses.

Playboy : Comme quoi ?

Dylan : Eh bien les produits sur les marchés. Tout depuis de nouveaux pneus jusqu'aux pains de savon. Le besoin est complètement oublié. Peu se soucient des besoins des gens. Ils sont tous là dans un seul objectif. Une tombe peu profonde.

Playboy : Souhaitez-vous une tombe anonyme ?

Dylan : N'est-ce pas l'une des répliques de mon film ?

Playboy : Si.

Dylan : Ils peuvent faire tellement de choses avec les ossements, vous savez. (pause) Ils en font des tours de cou, il les enterrent. Ou les brûlent.

Playboy : Vous avez une préférence ?

Dylan : Ah... Les mettre dans une coquille de noix.

Playboy : Vous parliez de la vanité et des besoins vitaux. De quels besoins ? De quoi manquons-nous ?

Dylan : Rien ne manque. La rareté seule manque.

Playboy : Rareté de quoi ?

Dylan : D'abondance inspirationnelle.

Playboy : Il ne s'agit donc pas d'une crise énergétique mais d'une crise de l'imagination ?

Dylan : Je crois qu'il s'agit d'une crise spirituelle.

Playboy : Comment ça ?

Dylan : Eh bien vous voyez, les gens se marchent sans vergogne sur les pieds les uns des autres. Ils se heurtent facilement. Je ne redoute pas vraiment ça. Je n'en fais pas mon cheval de bataille. La vie est comme ça.

Playboy : Nous nous interrogions sur les héros et les saints et avons commencé par évoquer les saints. Qu'en est-il des héros ?

Dylan : Le héros, c'est quiconque marche à son propre rythme.

Playboy : Les gens ne doivent-ils pas se soucier des autres pour être des héros ?

Dylan : Non, lorsque les gens recherchent l'héroïsme dans le regard des autres, ils cherchent l'héroïsme d'un personnage imaginaire.

Playboy : Ca explique peut-être en partie pourquoi ils sont nombreux ceux qui se saisissent de vous en tant que personnage imaginaire.

Dylan : Je ne suis pourtant pas un personnage imaginaire.

Playboy : Vous devez bien vous rendre compte que beaucoup de gens mettent beaucoup de choses en vous ?

Dylan : Je sais qu'ils le faisaient.

Playboy : Pensez-vous qu'ils le font encore ?

Dylan : Eh bien, je ne suis plus au courant de tout ça.

Playboy : Que dire de la tournée de 1974 ? Ou de la RTR de 1976 ?

Dylan : Eh bien vous savez, lorsque je joue, les gens se pointent. C'est comme ça que je sais qu'ils ne m'ont pas oublié.

Playboy : Ces mêmes gens continuent de penser que vous avez les réponses, n'est-ce pas ?

Dylan : Non, écoutez-moi : si je n'étais pas Bob Dylan, j'aurais probablement moi-aussi dans l'idée que Bob Dylan détient de nombreuses réponses.

Playboy : Auriez-vous raison ?

Dylan : Je ne pense pas non. Il aurait peut-être beaucoup de réponses pour lui, mais pour moi ? Peut-être oui, peut-être non. Bob Dylan n'est pas un chat, il n'a pas neuf vies, il ne peut donc faire que ce qu'il fait. Et pas se briser sous la pression. Avoir besoin de quelqu'un pour élever quelqu'un d'autre à un niveau irréaliste, ça n'est que le problème de cette autre personne. Il ne fait que confronter son être superficiel quelque part au long de son parcours. Ils prendront conscience de ça, j'en suis certain.

Playboy : Mais n'avez-vous pas eu à vivre une période où les gens déclaraient que vous les aviez laissé tomber ?

Dylan : Oui, mais j'accorde peu d'attention à tout ça. Que peut-on dire ? Oh, je t'ai laissé tomber , la belle affaire. Ok, c'est tout. Trouve quelqu'un d'autre, d'accord ? C'est tout.

Playboy : Vous avez parlé d'une crise spirituelle ? Pensez-vous que le Christ soit une réponse ?

Dylan : Qu'est ce qui attire les gens vers le Christ ? Le fait que ça a été une immense tragédie, tout se joue là. Que devient le Christ lorsqu'il vit à l'intérieur d'une certaine personne ? Beaucoup disent que le Christ vit à l'intérieur d'eux, qu'est-ce que ça veut dire ? J'ai parlé à plusieurs de ces personnes, aucune n'accepterait d'échanger leur place avec le Christ. Aucune de ces personnes ne veut suivre cette voie qui mène à l'heure ultime. Que serait le Christ de nos jours et à notre époque s'il devait revenir ? Que serait-il ? Voudrait-il accomplir son rôle et poursuivre son but ? Il devrait être un meneur je pense.

Playboy : Avez-vous grandi en pensant au fait que vous étiez juif ?

Dylan : Non. Je n'ai jamais eu le sentiment d'être juif. Je ne me suis jamais vraiment considéré comme un juif ou un non-juif. Je n'étais pas immergé dans un milieu juif. Je ne suis patriote d'aucun credo. Je crois en tout comme en rien. Un chrétien dévot ou un musulman peut être aussi juste et valide qu'un dévot juif.

Playboy : Vous dites que vous ne vous sentez pas juif. Mais qu'en est-il de votre perception de Dieu ?

Dylan : Je sens un Dieu venu du fond du cœur. Je ne pense pas spécialement que Dieu veuille que je pense à lui sans cesse. Je crois que ce serait un fardeau énorme pour lui, vous savez. Il y a suffisamment de gens qui lui demandent des faveurs. Il y a suffisamment de gens qui abusent de leur relation avec lui. Mes faveurs, je me les fais moi-même, vous savez. Je me rappelle d'un exemplaire du Times dans un avion, il y a quelques années de ça. Il portait le gros titre suivant : "Dieu est-il mort ?". Pensez-vous que c'était une attitude responsable ? Que peut penser Dieu de tout ça ? Je veux dire, si vous étiez Dieu, aimeriez-vous voir ça écrit à votre sujet ? Vous voyez, je pense que le pays est en chute libre depuis ce jour.

Playboy : Vraiment ?

Dylan : Oui, oui.

Playboy : Depuis que cette question particulière a été posée ?

Dylan : Ouais. Je crois qu'alors quelques irresponsables détenaient trop de pouvoirs pour en venir à poser une question à ce point hors de propos dans un magazine alors qu'ils auraient pu évoquer de vrais problèmes. Depuis ce jour, on doit faire en quelque sorte son chemin tout seul.

Playboy : Comment pouvons-nous faire pour faire son chemin seul ?

Dylan : La vérité c'est que nous sommes nés et que nous allons mourir. Ce qui nous reste dans cette vie, c'est le voyage d'un point A à un point Z, ce que nous pensons depuis ce point A jusqu'à ce point Z. C'est se tromper soi-même complètement de penser que c'est tout ce qu'il y a.

Playboy : Qu'y a t-il d'après vous après le Z ?

Dylan : Vous voulez savoir ce qu'il y a dans ce grand inconnu d'après moi ? (pause) Des sons, des échos de rires.

Playboy : Pensez-vous que l'univers est marqué d'un équilibre karmique qui punit pour les actes de mauvaise volonté ?

Dylan : Bien sûr. Je crois que tout le monde sait que c'est vrai. On réalise que c'est le cas après avoir vécu suffisamment longtemps. Tu peux te tirer de tout pendant un certain temps. Mais c'est comme les Histoires extraordinaires de Poe, ou Crimes et châtiments de Dostoïevski. Quelque part au cours du chemin, tôt ou tard, il faut payer.

Playboy : Avez-vous le sentiment d'avoir payé pour que ce dont vous vous êtes tiré il y a quelques années ?

Dylan : Maintenant j'ai payé à peu près tout.

Playboy : N'est-ce pas ce que vous avez dit après votre accident de moto : "Quelque chose devait rétablir l'équilibre" ?

Dylan : Oui.

Playboy : Et vous vouliez dire ?

Dylan : Je voulais dire que ma roue arrière aurait du rester dans l'axe. (rires)

Playboy : Replongeons-nous dans ce monde matérialiste. Qu'en est-il de la relation de l'artiste à l'argent ?

Dylan : L'image de l'artiste affamé est un mythe. Les gros banquiers et les jeunes femmes bien placées qui achètent l'art sont à l'origine de tout ça. Ils veulent seulement garder l'artiste sous leur coupe. Qui a dit qu'un artiste ne devait pas avoir d'argent ? Regardez Picasso. "L'artiste affamé n'est affamé que par les faméliques qui rôdent autour de lui". On n'a pas besoin d'être affamé pour être un bon artiste. Vous n'avez qu'à disposer d'amour à l'intérieur et d'un point de vue fort. Vous devez aussi lutter contre la dépravation. L'absence de toute compromission, c'est ce qui fait un bon artiste. Et peu importe qu'il ait de l'argent ou pas. Prenez Matisse, il était banquier. De toute façons, la richesse et la pauvreté sont constituées par d'autres choses que l'argent.

Playboy : Je pensais à la maison hors de prix dans laquelle vous vivez par exemple ?

Dylan : Et alors quoi ? Il n'y a rien de stupéfiant, ni de définitif à propos de cet endroit où je vis. Il n'y a pas de vision à l'origine de cette maison. Il n'y a qu'un bouquet d'arbres et des abris.

Playboy : Les journaux ont évoqué la construction d'un énorme dôme en cuivre.

Dylan : J'ignore ce que vous avez lu dans les journaux. C'est juste un endroit pour vivre actuellement. Le dôme en cuivre n'est fait que pour m'aider à reconnaître ma maison lorsque j'y reviens.

Playboy : D'accord, revenons à des questions moins temporelles. Vous ne croyez pas à l'astrologie, n'est ce pas ?

Dylan : Je ne crois pas.

Playboy : On a dit récemment que vous aviez affirmé avoir quelque chose des Gémeaux.

Dylan : Eh bien, il y a peut-être des caractéristiques propres aux gens nés sous le même signe. Mais je ne sais pas jusqu'à quel point c'est pertinent.

Playboy : Se pourrait-il qu'il y ait un jumeau caché ou un double de Bob Dylan ?

Dylan : Quelque part sur la planète, il y a un double de moi qui se promène. Ce n'est pas impossible.

Playboy : Un message pour votre double ?

Dylan : L'amour conquerra tout. Enfin je crois.



Traduction d'Agnès Chaput et François Guillez.




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