retour à :


Les liens entre Bob Dylan et Woody Guthrie

Par John B. Way

Chapitre 2 : Des chansons à grandir
(ISIS no.113)


" Je me souviens de ces chansons que nous ne cessions de jouer et d'interpréter
Des chansons écrites, il y a vingt, trente, cinquante ans
Les chansons de ferme sale
Les chansons du Désert de Poussière
Les chansons de la Grande Dépression
Les chansons des sans le sou déprimés
Les vieux blues et les ballades
Je pense aux chansons de Woody "

Bob Dylan, Pour Dave Glover, 1963.




J'ai refermé mon premier article sur les propos tenus par Dylan entre 1959 et 1961. Il s'y présentait comme étant le juxe-box de Woody Guthrie, une affirmation que nous allons regarder de plus près. J'ai calculé que 31 compositions de Woody Guthrie ont été enregistrées par Dylan, un nombre auquel on peut ajouter les morceaux plus anciens adaptés par Guthrie ainsi que d'autres que Dylan peut avoir appris de lui.

La règle réclamant l'exception, la première chanson dont je souhaite parler n'a pas été comptabilisée dans mon précédent calcul. Elle revêt une signification particulière car elle serait la première chanson qu'il aurait apprise sur le 33 tours de Guthrie qu'il avait emprunté. Il l'apprit entièrement bien qu'elle fut la plus longue des chansons de Guthrie : soit 17 strophes couvrant à l'origine un 78 tours sur ses deux faces. Il s'agit de Tom Joad. Guthrie était un jeune gars de l'Oklahoma quand le désastreux Dust Bowl de 1935 frappa le Sud-Ouest des Etats-Unis. Il partagea l'errance des métayers et autres ouvriers agricoles, allant même jusqu'à voyager avec les familles migrant vers les " pâturages de l'abondance " de Californie. C'est ainsi que dès sa parution en 1939 il lut " Les Raisins de la Colère " de Steinbeck avec avidité, s'identifiant totalement au récit. Parallèle surprenant, c'est par le livre de Guthrie " En Route Pour la Gloire ", un livre qui évoque les mêmes thèmes, que Dylan sera captivé.

Guthrie avait déjà écrit de nombreux morceaux évoquant le Dust Bowl quand, par ce même jeu des hasards, il attira l'attention d'Alan Lomax. Ce 3 mars 1940, Will Geer avait organisé une soirée des " Raisins de la colère " à New York au bénéfice du " Comité John Steinbeck des Ouvriers Agricoles ", et il inscrivit Guthrie au programme. Alan Lomax eut le même " flash " en écoutant et voyant Guthrie, que John Hammond aura lui aussi lors de sa rencontre avec Dylan. Sans attendre, Lomax prépara la venue de Guthrie pour Washington ainsi que ses séances d'enregistrement à la Bibliothèque du Congrès (autre parallèle intéressant, lors de ce concert, Guthrie tint de nombreux discours entre les morceaux ; il y évoquait ses premiers jours passés à New York exactement comme le fera Dylan en 1961).

Les heures de conversation enregistrées pour le compte de la Bibliothèque du Congrès constituent le plus sûr des chemins à emprunter pour qui veut découvrir le phrasé de Guthrie. Il était grand orateur, sardonique, scandant ses mots, poétique et souvent passionné. Il paraissait plus âgé que les 27 ans qu'il avait alors. Il ne faut pas oublier la fascination absolue de Dylan pour Guthrie. Il y a de fortes chances pour qu'il ait écouté ces bandes enregistrées par Guthrie au début des années 60, même si elles ne furent disponibles que lorsque Elektra les sortit en coffret en 1966.

Il est bon de faire mention de cette façon de parler de Guthrie pour évoquer les liens à établir avec Bob Dylan. Guthrie n'étais pas un plouc, ni même un bouseux du Midwest, bien qu'y étant né. Il avait au contraire reçu une éducation solide en même temps que des connaissances approfondies et de l'expérience. Il n'a d'ailleurs jamais cessé d'alimenter cette culture tout au long de sa vie. Il avait beaucoup lu mais ne cherchait pas à modifier l'image que les gens se faisaient de lui par ses chansons. Conscient de ce romantisme et fort d'une compréhension mature de Guthrie dès 1961, Dylan dira :
" Woody prenait appui sur sa simplicité pour être plus réceptif encore ".

Moses (Moe) Ash qui produisit tous les enregistrements de Guthrie depuis 1944 et qui a également fondé Folkways Records en 1949, se souvenait que " passé les premiers instants de la conversation marquée par un accent léger, la conversation de Guthrie tournait rapidement à l'érudition " (Extrait de " Making People's Music "). D'autres auraient plus tard des souvenirs identiques concernant Dylan.

Deux autres remarques me viennent à l'esprit : Quand Sonny Terry, son harmoniciste, ne le fait pas, Guthrie joue de la guitare et de l'harmonica sur quelques-uns des enregistrements de la Bibliothèque du Congrès. Il utilise pour cela un porte-harmonica à l'image de ces bluesmen qui lui ont tout appris du blues. Notons d'ailleurs qu'il joue très bien de l'harmonica. Il est très tentant de penser que Dylan s'est encore une fois inspiré de lui bien que personnellement j'ai le sentiment que Jesse Fuller est celui qui le plus marqué Dylan en la matière. Dylan avait vu et écouté ce dernier attentivement dans les années 60. Il faut également noter que Guthrie était un dessinateur bien plus accompli qu'il n'était musicien. Il aimait faire vivre en esquisses les scènes qu'il racontait. On peut en voir quelques-unes dans son livre " En route pour la gloire ", Il ne fait pas de doute que Dylan en a vu d'autres ici ou là. Mais on ne peut s'empêcher de noter que beaucoup des esquisses tracées par Dylan en 1961 se rapprochent trait pour trait du style de Guthrie tant dans le fond que dans la forme. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un hasard.

Revenons à Alan Lomax et à son ardent désir de tout mettre en œuvre pour faire connaître Woody Guthrie. Par chance, John Ford avait réalisé une splendide adaptation des " Raisins de la colère ", offrant le rôle de Tom Joad à Henry Fonda. Ce film venait de sortir et, le moment étant propice, Lomax parvint à persuader RCA Victor d'enregistrer les morceaux composés par Guthrie sur le Dust Bowl. C'est ainsi que Tom Joad avait été écrit sur la mélodie de John Hardy, un morceau popularisé par la famille Carter. En 1987, Dylan jouera une version de cette dernière chanson, accompagné du Grateful Dead. Will Geer avait présenté Guthrie à Steinbeck qui fit ce commentaire à propos de Tom Joad :
" J'ai mis des années à écrire les Raisins de la Colère et ce jeune blanc-bec n'a eu qu'à écrire quelques strophes pour raconter l'histoire ".
C'est probablement la seule ballade que Guthrie aura écrite pour un personnage de fiction et qui sait, sans cet exemple, Dylan n'aurait peut être jamais eu l'idée de composer des chansons de 7, 10, 11 voire 16 minutes.

Les ballades du Dust Bowl ont été enregistrées au cours de l'été 1940 sous la forme d'un album de 78 tours qui deviendra 10 ans plus tard l'un des premiers 33 tours promu par Folkway Records. Parmi les 14 pistes de l'album (soit 13 chansons différentes), Dylan en a chantées trois.

La première Blowin' Down This Road (I Ain't Going To Be Treated This Way) est une adaptation par Guthrie d'une vieille chanson de l'Oklahoma, Lonesome Road Blues, elle-même issue d'un un vieux chant d'esclave afro-américain. En 1940, Guthrie avait dit à Alan Lomax que ce morceau avait été composé par un esclave noir qui s'était échappé vers le Nord. Les liens entre les chansons qui puisent leur origine dans des traditionnels sont innombrables mais je ne peux résister à en mentionner un. En 1928, Gene Austin et Nathanaël Shilkret avait écrit " The Lonesome Road " pour le film " Show Boat " tourné sur le Mississippi. Il s'étaient inspirés de la chanson d'esclave dont le refrain était " Regarde, regarde cette route solitaire ". Or une partie de la mélodie de Sugar Baby de Dylan est directement inspirée de " Lonesome Road ". Il en a d'ailleurs repris un vers entier :
" Look up, look up, seek you maker 'fore Gabriel blows his horn " (Lève les yeux, lève les yeux, recherche ton Seigneur avant que Gabriel souffle dans son cor).

Guthrie enregistra à nouveau cette chanson sous le titre Going Down That (ou This) Road Feeling Bad. Pendant la réalisation du film les " Raisins de la colère ", très probablement à l'instigation de Steinbeck, on demanda à Guthrie un morceau connu des fermiers de l'Oklahoma, et il choisit ce morceau et s'en attribua la paternité. Dylan reprit ce morceau tel quel dans les Basement Sessions, peu après la disparition de Guthrie le 3 octobre 1967.

Nous savons que Dylan fut le premier musicien à appeler Harold Leventhal la nuit de la mort de Guthrie afin d'offrir sa participation à tout concert lui rendant hommage. C'est ainsi qu'il vint chanter I Ain't Got No Home accompagné du Band (pas encore connu sous ce nom bien entendu) au Carnegie Hall en janvier de l'année suivante. Il avait réservé au morceau une tonalité profondément rock martelée avec une furie contrôlée, un brin expéditive, une ligne musicale très éloignée du son traînant de beaucoup des morceaux des Basement Tapes.
I Ain't Got No Home est elle aussi inspirée d'un vieux morceau, un hymne baptiste appelé " This World Is Not My Home " ou encore " I Can't feel At Home In This World Anymore ". C'est une fois de plus à la famille Carter qu'on doit la popularité de ce morceau. Nombreuses sont d'ailleurs les mélodies de Guthrie à révéler l'influence de la famille Carter (notons encore que la mélodie est aussi pour partie inspirée d'un negro spiritual " A Little Talk With Jesus Makes It Right "). Il est intéressant de noter que lors de l'interprétation qu'il en fit en 1961, Dylan reprit successivement les paroles de Guthrie puis celles de " I Can't Feel At Home In This World Anymore ". Guthrie disait de cette chanson :
" J'ai vu qu'il y avait autre chose que ce qu'on nous montrait. La raison pour laquelle on ne sent plus chez soi dans ce monde est qu'il n'y a plus de chez soi ".

Nous évoquerons plus loin les deux autres morceaux interprétés par Dylan lors de ce concert commémoratif. Pretty Boy Floyd était le troisième morceau du Dust Bowl chanté par Dylan, un morceau d'ailleurs très éloigné de cet univers du désert de poussière. De toute évidence, ce morceau complétait l'album RCA (la plupart des 78 tours avaient un nombre pair de morceaux). Guthrie l'avait écrit en mars 1939. C'est indéniablement la plus belle de ses ballades sur les hors-la-loi. Il connaissait l'homme sur lequel il écrivait, d'autant que tous autour de lui (à l'exception des forces de la loi évidemment) parlaient de Floyd avec affection. Il avait été forcé à rejoindre involontairement les rangs des hors-la-loi en 1912, l'année où Guthrie était né.

" Charles (Belle Gueule) Floyd est venu au monde à l'endroit-même où je me tiens. Il devint hors-la-loi suite à un malentendu. Il avait pourtant plus de partisans que n'en aurait jamais le gouverneur de l'Oklahoma… Une nuit, les adjoints du sherif pensèrent dur comme fer qu'ils avaient enfin cerné Pretty Boy, ici, dans la zone de fret Rock Island près d'Oklahoma City. Il était censé être dans un train de marchandises. Mon oncle et moi étions dans le même train. Nous voyagions avec une guitare et un violon, son violon. Pretty Boy était de même taille et de même corpulence que mon oncle. Il aurait été vu dans un train de marchandises, portant une mitraillette dans un étui à violon ".
Woody termine ce récit de quiproquo par ses mots :
" Mon oncle et moi prîmes une direction et des milliards d'éclairs prirent la direction inverse ".

Woody a écrit ce récit en annotation de Pretty Boy Floyd dans " Hard Hitting Songs For Hard-Hit People ". Mais d'après son livre "Seeds Of Man" (écrit en 1948-49 et racontant des événements de 1931), Woody et son oncle Jeff, le violoniste, jouèrent Pretty Boy Floyd parmi d'autres morceaux. C'était avant que Guthrie soit connu pour les chansons qu'il avait écrites mais pour autant que je sache personne n'a écrit de chanson portant ce titre. On l'entend parler longuement de Pretty Boy Floyd sur les bandes de la Bibliothèque du Congrès. Et il est clair que Dylan, qui n'avait pas enregistré sa version de la chanson avant l'hommage à Guthrie et à Leadbelly " A Vision Shared " (Une vision partagée) en 1988 pensait à Pretty Boy Floyd lorsqu'il écrivit "John Wesley Harding". (Les deux autres versions avec Jim Kweskin en 1961 et Ramblin' Jack Elliott en 1975 ne sont pas à proprement parler des versions réalisées par Dylan). John Wesley Harding n'était pas un personnage aussi séduisant. Mais Dylan qui a probablement écrit ce morceau immédiatement après la mort de Guthrie pouvait difficilement réécrire une chanson sur Floyd. Le dernier lien qu'on peut établir entre Dylan et Pretty Boy Floyd tient au vers " Some people rob you with a fountain pen " (Des gens vous volent avec un stylo à plume). Dans " Talkin' New York ", le " very great man " (très grand homme) qui parle n'est autre que Woody Guthrie en question.

" Pastures Of Plenty " (Les pâtures d'abondance), une autre chanson plus tardive écrite par Guthrie sur le Désert de poussière, ne devait a priori pas figurer sur l'album des " Dust Bowl Ballads " parce qu'écrite trop tard. Elle était prévue pour figurer sur le projet suivant de Guthrie. En 1941, quelques jours avant la naissance de Dylan, Guthrie fut engagé pour signer les morceaux d'un film traitant de l'édification d'un barrage hydroélectrique par l'administration de Bonneville sur la rivière Columbia à travers les états d'Oregon et de Washington. Il s'agissait d'un contrat de trente jours. Guthrie semble s'être présenté avec 26 morceaux en poche, certains étant ses plus aboutis. Trois seulement seront retenus pour le film " The Columbia " qui en raison de l'entrée des USA dans la Seconde Guerre mondiale ne sortira en salles qu'en 1949. Autant de chansons que possible pour un 33 tours furent finalement réunies sur un album de la maison de disques Rounder en 1987. L'album contenait 17 morceaux dans des versions parfois différentes, dont des adaptations de traditionnels et de vieux morceaux de Guthrie. Pastures of Plenty était l'un d'entre eux. Guthrie le réécrivit précipitamment pour évoquer l'invincible attrait exercé sur les migrants du désert de poussière par les industries nouvelles et les richesses promises par la construction du barrage sur la rivière Columbia. La version originale, que beaucoup de chanteurs ont interprétée, évoquait les vergers et les vignobles de Californie, un épisode raconté par les "Raisins de la Colère" et que Guthrie avait vécu, et ne faisait que brièvement mention du Barrage de Grand Coulee.

La version originale de Pastures Of Plenty fait partie de ces chansons du Dust Bowl que Guthrie réenregistra pour Moe Asch au printemps 1946. Elles furent regroupées dans un album de trois 78 tours intitulé " Dust Bowl Ballads " (Ballades du Désert de poussière) mis à disposition du public en 1947. Ironie du sort, " Talking Columbia Blues " était l'une de ces chansons. C'est ainsi qu'après un album consacré au Dust Bowl et produit par la RCA avec une chanson ne concernant pas le Dust Bowl, il y avait maintenant un autre album consacré au Dust Bowl produit par Moe Asch avec une chanson sur la rivière Columbia !

Pastures Of Plenty reprenait en l'adaptant la ligne musicale de Pretty Polly que Dylan a également chanté. La chanson suivante est une ballade traitant d'un meurtrier des Appalaches qui trouve ses origines anglaises dans " The Cruel Ship's Carpenter " (qui était toujours chanté en Caroline au vingtième siècle), elle-même inspirée de " The Gosport Tragedy " dont la première publication date de 1750. Dylan a repris note pour note la mélodie de Pretty Polly pour sa " Ballad Of Hollis Brown ". L'adaptation de Guthrie a quant à elle influencé deux autres chansons de Dylan : " Song To Woody " dans les vers " Nous sommes nés dans la poussière et serons dispersés par le vent " (un vers lui-même inspiré du titre du film " Autant en emporte le vent " de 1939), et le dernier couplet de Let Me Die In My Footsteps a beaucoup en commun avec Pastures of Plenty.

Le plus récent enregistrement de Dylan chantant Guthrie date de 1960. On y retrouve Pastures of Plenty et " The Great Historical Bum (Biggest Thing That Man Has Ever Done) " un autre morceau consacré à la rivière Columbia, lui aussi retravaillé d'une version antérieure.

Plus tard dans l'année 1960, on trouve " Talking Columbia " sur un enregistrement de la " Minnesota Party Tape ", mais un éternuement suffirait à vous le faire manquer. Un enregistrement du Indian Neck Folk Festival de Mai 1961 en offre une meilleure écoute.

J'aimerais dire un mot des " Talking Blues ", qui peuvent être considérés comme un article de base des chansons de Guthrie. Il développa cette idée, qu'il tenait lui-même des chanteurs noirs qu'il avait rencontrés, de réciter les textes et autres histoires dans un langage parlé rythmé qui induit presque naturellement l'utilisation d'un ton chargé d'humour à la fin de chaque strophe. Ce parti-pris de l'humour permettait une diffusion très puissante des messages, bien plus qu'une colère acharnée qui n'aurait pas eu le même impact. Guthrie a développé ce style plusieurs années durant dans ses chansons postérieures à 1936. Tous les auteurs de Talking Blues, y compris Dylan, doivent beaucoup à Guthrie et à personne d'autre. J'ignore si on peut établir un lien avec les rappeurs actuels, puisque l'humour semble ignoré par la plupart des rappers.

Talkin' New York est ainsi très étroitement lié à un morceau de Guthrie qu'il n'a pas enregistré lui-même. Moe Asch fait allusion à Talking Subway Blues dans son livre " Les chansons du folk américain : Woody Guthrie " publié en 1947. Jerry Silverman y fera de nouveau allusion dans son ouvrage " Folk Blues " paru en 1958. Le livre de Moe Asch sera de nouveau imprimé en 1961. Talkin' New York a été écrit en mai. On peut penser que Dylan avait entendu l'album " Talking Blues " de John Greenway datant de 1958. Talking Subway était sur cet album mais tout ça reste une hypothèse. Par conséquent je soupçonne qu'il a possédé un temps un exemplaire du livre de Asch ou bien de Silverman. Worried Blues, dans la version d'Hally Woods, était également imprimé dans le livre de Silverman.

Ramblin' Round est l'un des morceaux de la collection de la Columbia River qui prend ses origines ailleurs mais n'en poursuit pas moins sa propre existence, jusqu'à devenir l'un des morceaux les plus populaires de Guthrie. C'est l'un de ses nombreux morceaux pour lequel la mélodie est inspirée de la chanson de Leadbelly " Goodnight Irene ". On peut entendre la version de Dylan sur les deux enregistrements réalisés à Minneapolis en 1961.

Le dernier morceau de la Columbia River interprété par Dylan est l'un des meilleurs morceaux composés par Guthrie. Tous ceux qui ont écrit sur Guthrie aiment citer " The Grand Coulee Dam " pour preuve du lyrisme effréné que Guthrie a déployé lors de ce projet pour la Columbia. Je ne ferai pas exception à la règle :
" In the misty crystal glitter of that wild and windward spray
Men have fought the pounding waters and met a watery grave
Well, she tore their boats to splinters but she gave men dreams to dream
Of the day the Coulee Dam would cross that wild and wasted stream."

" Dans le scintillement de cristal brumeux de cette chute sauvage sous le vent
Des hommes se sont mesurés au fouet des eaux et y furent ensevelis
Oui, elle brisa leurs barques en éclats mais elle fit rêver les hommes de rêves
Du jour où le Barrage de Coulee traverserait ce flux sauvage et vain."


Il a repris la mélodie de "Wabash Cannonball", un autre des morceaux popularisé par la famille Carter. Notons qu'il a également été très influencé par les paroles :
" From the great Atlantic Ocean to the wide Pacific shore "
tout comme Dylan a pu l'être aussi par :
" From the hills of Minnesota where the rippling waters fall ".

Reste qu'il est difficile de concevoir comment A. P. Carter a réussi à s'attribuer les droits de cette chanson en 1933 alors qu'elle avait été écrite par William Kent au début du vingtième siècle. Guthrie devait savoir que la famille Carter l'avait enregistrée mais il aurait certainement approuvé le remplacement de " lonesome hoboes " par " merry hoboes " apporté par A. P. Carter. Ce morceau a aussi été enregistré par Roy Acuff dès 1936 et repris dans le film " Rolling Home To Texas " de 1941. Considérant que Woody a écrit ses morceaux de la Columbia River en 1941, je m'autorise à penser qu'il a vu le film et qu'il en a retenu l'idée d'utiliser la chanson comme une source d'inspiration pour le Grand Coulee Dam. Il est bien regrettable que Dylan ne chante pas en fait cette mélodie lors du concert du Carnegie Hall, il en fait une autre interprétation forcée, qui est moins contrôlée et ne marche pas aussi bien que I Ain't Got No Home.

Jetons maintenant un œil aux projets de Guthrie en ces temps de guerre, mais d'une façon détournée. En arrivant à New York, Dylan reçut l'aide inestimable d'Eve et Mac McKenzie qui agirent plusieurs mois durant en tant que remplacements de ses parents. Il habita presque continuellement chez eux de mai à août 1961. Il y occupa l'essentiel de son temps à copier les chansons qu'il voulait apprendre et à en composer d'autres. En 1991-92, Peter, Eve et Mac McKenzie, leur fils, mettront en vente les manuscrits chez Sotheby's (New York). A cette occasion, j'avais rédigé un article pour " The Telegraph " qui n'a finalement pas été imprimé et que je voudrais citer :
" La plupart de ces manuscrits ont été rédigés par Dylan durant ses heures de solitude au retour de sa tournée habituelle des cafés ou clubs. Soit Dylan ne disposait alors pas de machine à écrire, soit il était soucieux du sommeil de la famille McKenzie. Son écriture difficile à déchiffrer permet de penser qu'il ne résistait pas à la fécondité croissante de ses talents de compositeur de chansons et qu'il écrivait avec frénésie, sans songer à taire ce qu'il portait en lui pour le faire mûrir… Pour être tout-à-fait franc, ces pages ne recèlent pas des qualités artistiques flagrantes mais elles n'en conservent pas moins leur importance dans le parcours de Dylan… Elles signent les traces d'un passé que Dylan peine encore à évacuer et d'un avenir dans lequel il espère intégrer de nouveaux morceaux à ses prestations dans les clubs, des morceaux personnels, des morceaux soulevant des questions d'actualité, des morceaux très éloignés des ballades de Guthrie, des talking blues de Guthrie, des folk traditionnels ou des blues. "

A cette époque, Dylan recopiait les paroles d'autres auteurs pour se constituer des aides-mémoires en vue de ses prestations sur scène à venir. Une lecture attentive de ses notes nous indique que Dylan les recopiait pour la mémoire seule. " VD Seaman's Last Letter ", écrite par Guthrie en 1945 lors d'un bref séjour dans l'armée américaine, est l'une de ces nombreuses chansons lançant des mises en garde contre les maladies vénériennes. Il répondait ainsi aux mauvais film de propagande réalisés par l'armée qu'il avait vus, les biens nommés " films d'information ". Il avait également été effrayé par les ravages causés par ces maladies vénériennes sur ses camarades de bord alors qu'il appartenait à la marine marchande l'année précédente. Certains de ses morceaux ont d'ailleurs conservé l'accent des chants de la marine. VD Seaman's Last Letter était de celles-là, ainsi que VD Gunner's Blues que Dylan chante sur l'enregistrement de Minneapolis en décembre 1961. Les autres (VD Blues, VD Waltz et VD City) tiennent un discours moins ciblé et la seule chose qu'on peut dire d'elles est qu'elles atteignent l'objectif fixé. On ne s'étonnera pas qu'elles n'aient jamais été commercialisées. Ramblin' Jack Elliot affirma qu'il les avait apprises à Dylan mais les enregistrements de Guthrie doivent bien exister quelque part.

Le lot 411, mis en vente par Sotheby's, décrit comme le manuscrit d'une chanson sur la vie et la mer, semble être une chanson de Guthrie tandis que le lot 407 est présenté comme les débuts d'un genre nouveau qui conduirait à des chansons comme Donald White. Prenons-le comme tel mais je me demande cependant s'il n'y a pas eu un emprunt à une autre chanson de Guthrie de cette époque. Le sujet était différent mais la chanson se voulait elle aussi une mise en garde. Voici les premiers vers de Dope Fiend Robber tels que Dylan les a écrits :
" Back in 1941
I got shot from gattling gun
Defending your land
I was doing nothing else but fighting for Uncle Sam

They took me to the commissary room
They had to give me something to ease the pain
It was morphine-morphine
I was doing nothing else but fighting for Uncle Sam
I left the hospital in 45
Quite lucky to be alive

I'm a going home

Now you fixed my wounds and I'm glad
But you didn't fix the habit I had
White gold-morphine"

Et ainsi de suite pendant 14 couplets. Je suppose qu'il faut également y voir la source d'inspiration de Clean Cut Kid qui viendra vingt ans plus tard. Retenez le vers " Quite lucky to be alive", "une vraie veine d'être encore vivant" qui est réutilisé dans " Talking Bear Mountain Picnic Massacre Blues " écrit vers août 1961.

L'année 1944 marque les débuts de la longue association entre Woody Guthrie et Moe Asch. La plupart des enregistrements que nous pouvons entendre actuellement proviennent des séances d'enregistrement marathon qui ont eu lieu en avril 1944 puis une ou deux séances un an plus tard. Elles sont d'abord sorties sur des 78 tours pour des labels différents : Ash, Cub, Disc and Stirron avant d'être reprises par Folkways sur des albums à partir des années 50. J'ai compté 181 prises pour le seul mois d'avril 1944 pour 170 chansons dont certaines ont fait l'objet de plusieurs prises. Asch n'a procédé à aucune comptabilité précise aussi peut-on penser qu'il y en avait davantage. Avant d'en venir à une étude plus détaillée de ces morceaux qu'interprètera Dylan, jetons un œil à un projet de Guthrie qui a suscité l'intérêt de Dylan.

La carrière de Guthrie est, plus que pour tout autre chanteur, marquée par des ventes importantes de chansons pour enfants. Ce qu'il avait gardé d'enfance explique cette faculté surprenante à produire sans difficulté des chansons pour enfants sonnant juste quand tant d'autres productions n'étaient que condescendance. Toute la question est de savoir pourquoi un jeune homme de 20 ans souhaitait les interpréter. Guthrie dira à propos de ces chansons : " Je ne veux pas que les enfants deviennent complètement adultes. Et je veux que les adultes conservent une part d'enfance ". On sait que Dylan nourrissait des pensées identiques même si son ego et ses testostérones lui vaudraient d'être déchiré entre ce qu'il y avait d'homme en lui et son souci authentique de l'enfance. Devenu père, Dylan se dévouera entièrement à ses enfants, jusqu'à écrire l'un de ses morceaux les plus beaux pour l'enfant en chacun de nous : Forever Young. Guthrie eut lui aussi beaucoup d'enfants avec plusieurs femmes dans plusieurs endroits du pays au point qu'il est difficile d'en faire le compte. Lorsqu'il écrivit " Songs to Grow On " (Des chansons à grandir) en 1946, il travaillait à Coney Island, chez lui, là où il gardait sa fille Cathy alors âgée de trois ans pendant que sa femme Marjorie donnait des cours de danse. Il avait donné à Cathy plus d'attention qu'à aucun autre de ses enfants et sa mort l'année suivante dans un incendie fut le plus terrible des chagrins qui s'abattit sur Woody.

Les premiers morceaux de " Songs To Grow On " portaient le titre de " Nursery Days " (Jours de jardin d'enfants). Ils datent du printemps 1946, les suivants " School Days " (Jours d'école) datent eux du mois d'août de l'année suivante. Dylan a chanté cinq de ces morceaux : Howdido, Come See, I Want It Now, Riding In The Car, Don't You Push Me Down.

Elles figurent toutes sur la bande du Minnesota de mai 1961. Riding In The Car apparaît encore sur les enregistrements réalisés chez les Gleason agrémenté de nouveaux arrangements, ainsi que dans une version enregistrée au Gaslight Café en septembre de cette année, aux côtés de Dave Van Ronk. Si vous avez l'enregistrement en tête, alors vous serez d'accord pour en rester là.

Plongeons-nous maintenant dans la liste des chansons de Guthrie interprétées par Dylan ainsi que quelques autres qui ont très nettement influencé son œuvre. Il les a puisées dans toute la discographie de Guthrie et chacune d'entre elles a son histoire.

Je commencerai par " 1913 Massacre " que Dylan a choisi d'interpréter lors de son premier concert au Carnegie Chapter Hall quelques semaines avant l'enregistrement de son premier album. Le choix de Dylan est surprenant quand on sait que neuf mois plus tôt, il avait composé à partir de cette même mélodie un morceau qu'il était sur le point d'enregistrer, à savoir Song To Woody. Il a joué ces deux morceaux pendant quelque temps. 1913 Massacre figure aussi sur la liste des chansons que Dylan avait prévu de jouer pendant les séances d'enregistrement de l'album " Bob Dylan " ainsi que le montre une photo prise alors. 1913 Massacre est une chanson puissante évoquant un événement horrible survenu pendant une grève des mineurs de cuivre à Calumet, dans le Michigan en 1913. Guthrie avait probablement une autre chanson en tête, une chanson qu'il avait déjà chanté et qui traitait d'un sujet semblable : Which Side Are You On ? Ce morceau avait été écrit en 1931 par Florence Recce, âgée de 11 ans seulement et par sa sœur de Harlan County, dans le Kentucky. Le morceau interrogeait le public : qui soutenait-il ? Les mineurs ou les compagnies qui avaient envoyées des brutes armées pour désorganiser les travailleurs. Cette chanson est très vite devenue le morceau des chanteurs engagés. Alan et Elizabeth Lomax l'avaient enregistré pour la Bibliothèque du Congrès. Dylan en reprendra le titre dans Desolation Row. Il utilisera également la mélodie de 1913 Massacre pour Eternal Circle en 1963.

Woody Guthrie avait enregistré 1913 Massacre alors que Dylan n'avait que quatre ans, le 24 mai 1945. Au même moment, il enregistrait également : Buffalo Skinners, une chanson qui a une longue histoire. Guthrie s'est approprié ce morceau, d'autres chanteurs ont ensuite repris cette adaptation de Guthrie. Il s'est inspiré d'un morceau très populaire chez les cow-boys. Elle portait indifféremment les titres de Boggy Creek ou The Range of The Buffalo (elle-même inspirée d'une chanson de bûcherons du Maine Canaday I-O),mais je crois que la mélodie était différente de celle chantée par Guthrie. Ce morceau, qu'on retrouve peut-être dans Shelter from The Storm, a été chanté par Dylan chez les Gleason au début de l'année 1961 puis à plusieurs reprises en concert à partir de l'année 1988.

" The Hills of Mexico" sur les Basement Tapes est elle aussi inspirée de Buffalo Skinners. Dylan chante trois couplets qu'il termine à chaque fois par le vers " The hills of Mexico ". Certains se sont demandés pourquoi d'autant que Guthrie comme Dylan auparavant n'avaient qu'un seul couplet se terminant ainsi. D'autres modifications apportées par Dylan laissent perplexes :
" The Year of '65 " est devenu " The Spring of '83 ",
" A lightning storm did hit us" pour "Lightning flashed like hellfire"
et "Outlaws waiting to pick us off" pour "Comanches waiting to pick us off".

En fait ces vers sont extraits de versions plus anciennes que celle de Guthrie. Guthrie avait chanté un autre couplet avec " Old New Mexico ", et Johnny Cash avait adapté la version de Guthrie sous le nom New Mexico aux alentours de 1955. La tradition folk perdurait, malgré les progrès de l'alphabétisation et les rejetons du gramophone.

Avant de laisser Buffalo Skinners, notez encore que le vers " our trip it was a pleasant one " est devenu " My trip hasn't been a pleasant one " dans Drifter's Escape écrite peu après l'enregistrement des Basement Tapes, au moment de la disparition de Guthrie. La mention de cet emprunt me rappelle qu'en 1961, Dylan avait écrit sa propre réponse à " This Train " (qu'il connaissait par Guthrie bien sûr) en composant " This train Ain't Bound For Glory ".

Venons en à Columbus Stockade (Blues), un morceau de Jimmie Tarleton datant de 1927 enregistré par Guthrie et Cisco Houston. C'est de cette façon que Dylan a connu ce morceau. Il est disponible sur les enregistrements de 1960 et Dylan a utilisé la mélodie pour " California Brown Eye Baby ", un morceau médiocre qu'il a joué en privé. Cecil Sharp a retrouvé ce morceau appelé " The Dear Companion ", daté de 1916 et qui trouve son origine en Caroline Du Nord. Le couplet ressemble à celui qu'on trouve dans " Columbus Stockade " avec ce refrain tiré d'une vieille chanson irlandaise :
" Go and leave me if you wish to
Never let me cross your mind
In your heart, you love some other
Leave me Darling, I don't mind".


Ranger's Command est une vieille ballade venue du pays de Guthrie, un autre morceau qu'il a adapté pour le faire sien. Il n'en reste plus que la prestation de Dylan à ce qui est censé être le Gerdes Folk City en septembre 1961, mais est plus probablement d'un enregistrement privé de 1962. Il aurait été bon d'entendre Dylan la chanter plusieurs fois. The Railroad Corral, une autre de ces chansons de cow-boy découverte par Lomax utilise une mélodie très similaire, les deux titres paraissent curieusement semblables.

Railroading on the Great Divide a été interprétée par Dylan au Gerdes en septembre 1961, accompagné par Jim Kweskin à chaque refrain. Cette chanson avait été écrite par Sara Carter, l'épouse de A.P. Carter, et enregistrée par la famille Carter. La version chantée par Dylan a apparemment été adaptée par Woody Guthrie, ce qui demeure une hypothèse puisque Guthrie ne l'a jamais enregistrée. Je suis d'avis que Dylan l'a apprise de Jack Elliot. Une chose est certaine cependant, Dylan a utilisé la mélodie pour " Only A Hobo ".

Guthrie a également été marqué par un autre morceau et non des moindres puisqu'il s'agit de celui écrit par Irving Berlin en 1939, et qui est depuis devenu le morceau fétiche des Présidents américains : " God Bless America " (Que Dieu bénisse l'Amérique). Partout où il allait en cette année 1940, Guthrie ne cessait d'entendre ce morceau sur les radios, dans les juke-box. Il en conclut que si un morceau d'allégresse devait exister, il devait l'écrire en le développant autour de ce qu'il savait et de ce qu'il avait vu de ce pays. Il puisa de nouveau la mélodie auprès de la famille Carter, à partir de " When The World's On Fire ". Le 23 février, il apportait la dernière touche à " God Blessed America For Me ". Il n'était pas prévu qu'il l'enregistre le 25 avril 1944 lors des répétitions et enregistrements des trente-cinq autres chansons pour Moe Asch. Ce qu'il fit pourtant sans qu'il y ait d'explication claire à ce sujet. Une semaine plus tard, il procéda à un nouvel enregistrement lors de nouvelles prises, de trente-huit morceaux cette fois. Il modifia alors le premier vers du refrain et " God blessed America for me " devint " This land is made for you and me ". La plus connue des chansons de Guthrie était née : This Land Is Your Land. Dylan la reprend dès 1960, un enregistrement de Saint Paul l'atteste. Il la chantera à plusieurs reprises en solo durant ces années 60, puis plus tard encore mais cette fois-ci avec d'autres et notamment lors de la dernière de la Rolling Thunder Revue de 1975, un chœur qui donne toute l'ampleur que ce morceau est en droit d'attendre. Ce choix d'un texte universel et lyrique de Guthrie par Dylan montre à quel point ce dernier a été marqué par l'œuvre de Guthrie :
" This land is your land, This land is my land
From California to the New York Island
From the Redwood Forest to the Gulf Stream waters
This land was made for you and me

As I went walking that ribbon of highway
And saw above me that endless skyway…

I roamed and rambled, and followed my footsteps
To the sparkling sands of her diamond deserts…"


Guthrie ajouta au manuscrit original : "On ne peut écrire que ce qu'on voit". Comme en écho au regret porté dans ce morceau, Dylan écrira dans Tarantula :
" Ce pays est votre - Ce pays est mien assurément mais ce monde est régi par ceux qui n'ont jamais écouté aucune musique. "

Fin 1944, This Land Is Your Land était devenu un incontournable du répertoire de Guthrie et il le chantait partout où le menait le " Roosevelt Bandwagon ", une sorte de Rolling Thunder Revue organisée par un mouvement politique communiste dans le but de promouvoir le réélection de Roosevelt. La tournée prit fin en novembre. Roosevelt mourut cinq mois plus tard. Guthrie l'avait rencontré à plusieurs reprises au point que des liens amicaux s'étaient scellés. On ne sera donc pas surpris du panégyrique que Guthrie écrivit alors à la gloire de l'instigateur du New Deal sous la forme d'une lettre adressée à la dernière épouse du Président, Eleanor, une remarquable activiste politique. Cette chanson, Dear Mrs Roosevelt, est la dernière chantée lors de l'hommage rendu à Guthrie par Dylan en janvier 1968. A bien des égards, ce fut sa plus belle interprétation des trois morceaux chantés ce jour-là, et ce malgré un raté sur un vers qui dit beaucoup de la douleur de Dylan comme de sa volonté absolue de donner toute sa force au message de Guthrie. L'absence de version enregistrée par Guthrie lui-même demeure inexplicable. La chanson paraît avoir été complètement oubliée jusqu'à sa parution dans un livre de Pete Seeger intitulé : " Les chansons folk de Woody Guthrie. Une collection de chansons par le plus grand baladin d'Amérique " paru en 1963. un enregistrement de Guthrie a peut-être été déniché depuis mais si c'est le cas, je l'ignore encore.

Ce que je sais en revanche, c'est que, dans son numéro d'avril-mai 1963, Irwin Silber, le rédacteur de Sing Out ! avait adressé une lettre ouverte à John F. Kennedy au sujet d'un récent " Dîner avec le Président ". Elle commence par " Cher Monsieur le Président " et en voici quelques extraits :
" L'ennui, voyez-vous, c'est que ceux qui ont imaginé un spectacle tout entier voué à la musique folk, n'aiment pas vraiment cette musique folk. Ils font de leur mieux pour la chasser des ondes avec un succès certain qu'il faut leur reconnaître… Vous avez pour cela besoin d'un porte-drapeau sous lequel réunir tout ce que la musique folk a produit - un Carl Sandberg ou un Woody Guthrie - quelqu'un qui a vécu avec ces chansons et avec ceux qui les ont chantées... Et si vous faites le choix d'écouter la musique folk, Monsieur le Président, vous devez vous tourner vers ce qu'il y a de mieux. Oh, vous avez écouté quelques trucs qui étaient vraiment bons. Les Clancy Brothers sont excellents, sans compter ce que leur vaut d'être des camarades irlandais… Odetta était là aussi, lançant ses spirituals de cette voix rauque et profonde qui lui donne ce style tout à fait unique. Mais tout ça c'est encore trop peu… Il vous faut écouter un vrai chanteur de blues, Blind Sonny Terry, peut-être celui qui joue plus de musique avec son harmonica qu'une bonne douzaine de ces trios juvéniles et leur orchestration trompeuse… Il y a encore quelques très bons joueurs de country ou de blue grass comme Bill Monroe, Lester Flatt ou Earl Scruggs… Et il y a encore ces nouvelles voix du folk, celles qui ont quelque chose à dire, celles qui adaptent les vielles chansons pour les faire revivre chargées de fureur et de rêves. Vous devriez écouter Bob Dylan, Monsieur le Président… ".

La plus connue des chansons de Guthrie ayant été composée à partir de la mélodie d'un hit commercial, plus rien ne l'empêchait de composer à son tour un hit commercial. En 1937, il se rapprocha de son cousin Jack Guthrie qui essayait de se construire une carrière de chanteur pour cow-boys. Ensemble ils se produisirent dans des soirées pour cow-boys, et aussi dans une émission quotidienne de la radio KFVD. Mais leur association fut de courte durée. Jack laissa tomber l'aventure et lui préféra un travail régulier qui lui permettait de faire vivre sa famille, obligeant par là Guthrie à endosser une carrière solo et à approfondir son activité de compositeur. Oklahoma Hills fut un des premiers morceaux qu'il écrivit alors, un morceau parfaitement adapté au duo qu'il formait autrefois avec Jack. Mais Woody la chanta d'abord seul avant que le duo ne se recompose pour un temps. Août 1945, Woody est à l'armée. Il prend un peu de repos en écoutant de la musique que crache un juxe-box lorsqu'il entend soudain " Oklahoma Hills " chanté par Jack. Sur le disque, Jack Guthrie est cité comme étant le compositeur !
Woody négocia avec Capitol Records une signature partagée avec son cousin et un partage des bénéfices, au moment-même où la chanson devenait un énorme succès qui la transformerait en standard de la Country.

A ce jour, aucun enregistrement d'une version chantée par Dylan n'est connu mais je prends les paris en incluant ce morceau dans ma liste. Car Dylan l'enregistra quelques années auparavant pour un album hommage à Hank Snow et je suis certain que nous entendrons cette version un jour.
" Many a page of life has turned
Many a lesson I have learned"


Deux vers transformés comme suit:
" Many a turnin' I turned
Many a lesson I learned"
dans le Dusty Old Fairgrounds de Dylan, disponible seulement sur l'enregistrement du New York Town Hall Concert que Dylan avait refermé sur la lecture de ses " Dernières pensées sur Woody Guthrie ". Je parie que Guthrie aurait aimé ce voyage dans le Midwest, même s'il ne s'agit pas exactement d'un chef d'œuvre, bien qu'à mon sens, ce morceau n'ait pas reçu l'accueil qui lui était dû.

Nous savons que Dylan interpréta " Hard Travelin' " au Gerdes Folk City le 26 septembre 1961. Robert Shelton était dans le public pour préparer le désormais célèbre article du " New York Times ". Dylan l'interprèta encore en janvier 1962 ainsi que le laisse penser un enregistrement d'une émission radio : Folksinger's Choice de Cinthya Gooding. Il s'agit d'un autre de ces morceaux adaptés par Guthrie pour le projet de la Columbia River. Dylan retiendra de ce morceau l'usage du participe passé " knowed " et fera encore référence au titre de cette chanson dans " Song To Woody ". Ce dernier parallèle me rappelle ce que Dylan a dit de la composition de ce morceau :
" Je l'ai écrite durant cet hiver de l'année 1960… à New York City, dans ce Drugstore de la huitième avenue. C'était par un de ces jours glacés. Je revenais de chez Sid et Bob Gleason. Leur appartement se trouvait à East Orange dans le New Jersey… Woody était là ce samedi. C'était un samedi soir de février. Je pensais à Woody, je m'interrogeais, j'y pensais et m'interrogeais profondément. J'ai écrit cette chanson en cinq minutes…C'est tout ce que je peux dire… Si vous en savez un peu sur Woody alors vous comprendrez ce que j'ai voulu dire…Si vous ne connaissez rien de Woody alors découvrez-le " (Sing Out, Oct-Nov 1962).

Talking Fish Blues que Dylan a chanté en 1961 a influencé au moins trois de ses blues parlés : Talkin' New York, Talking Bear Mountain Picnic Massacre Blues, et I Shall be Free (qui dans chacune des prises réalisées reprend les idées des différents morceaux de Guthrie ainsi que d'autres vieux blues).

Talking Merchant Marine montre à quel point Dylan avait acquis la technique du blues parlé dès l'automne 1960, même s'il avait encore besoin d'aide pour se souvenir des paroles. Cette chanson a influencé Talking Bear Mountain Picnic Massacre Blues ainsi que "Talkin' John Birch Paranoid Blues" dans le vers "Look out you commies". Dylan a également utilisé l'introduction musicale de Talking Merchant Marine pour son Talking World War III Blues.

Dylan a également interprété " Hangknot, Slipknot ", un autre des classiques de Guthrie qui est néanmoins resté sans influence sur son écriture. Cette obscure petite chansonnette avait attiré l'attention de Dylan puisqu'il l'avait inscrite à sa setlist pour l'Indian Neck Festival de 1961. Il la délaissa cependant tout aussi rapidement, peut être en garda-t-il à l'esprit le vers suivant :
" The bones of many men are whistling in the wind ".

Jesse James est un autre de ces morceaux que Dylan apprit de Woody, une ballade sur ce hors-la-loi qui avait influencé Guthrie lui-même. Je dois en dire quelques mots d'autant que cette chanson consacrée à un blanc a d'abord été interprété par des chanteurs noirs. John A.Lomax en publia quatre versions dans son livre " Cow Boy Songs And Other Frontiers Ballads ", la première a des paroles et une mélodie identiques à celle interprétées par Guthrie, jusqu'à la dernière strophe qui commençait par le vers :
" This song was made by Billy Gashade ".
Gashade était un noir du Missouri. Un cousin éloigné de Franklin D.Roosevelt, Theodore, écrivit à John Lomax peu après le terme du mandat présidentiel de celui-ci à propos d'une publication de 1910, " Cowboy Songs " :
" Il est singulier de constater comment le développement des ballades a reproduit ici sur ce nouveau continent des conditions identiques à celles du monde médiéval anglais, jusqu'à cette sympathie pour les hors-la-loi, Jesse James prenant la place de Robin Des Bois ".
Ce commentaire convient tout autant à Woody Guthrie qu'à Bob Dylan je crois.

Une note de Forbes Stuart dans sa compilation " Pot-pourri de chansons Folk " apporte une explication au vers : " The dirty little coward who shot Mr Howard " (Le sale petit lâche qui tira sur M.Howard) tel qu'on le trouve dans Jesse James :
" Comme le raconte la chanson, en 1882, Jesse James vivait à Kansas City avec son épouse sous le nom de M. Howard, une identité d'emprunt. Il fût tué d'une balle dans le dos par Robert Ford. Agé de 20 ans, il appartenait à la bande de James et souhaitait remporter la récompense promise de 10 000 dollars. Madame James fit graver cette épitaphe sur la tombe de Jesse :
Assassiné par un traître et un lâche dont le nom ne vaut pas d'être gravé ici.
Robert Ford changea de nom à son tour et rejoignit le Colorado, avant d'y être lui aussi tué d'une balle dans le dos. "


Finalement ça n'aurait pas fait de différence si Dylan dans sa chanson Outlaw Blues avait eu l'air de Jesse James mais s'était senti tout comme Robert Ford !

L'enregistrement de Jesse James par Guthrie explique la notoriété de cette chanson aujourd'hui. Il écrivit ensuite son propre morceau : " Jesse James and His Boys " comme une suite à l'histoire sur la même mélodie. Mais le morceau lui inspira surtout une autre chanson : " Jesus Christ " qui utilise la même mélodie et la même expression littéraire que Jesse James. Jésus, le charpentier travailleur " qui dit aux riches de donner leurs biens aux pauvres ", le premier des hors-la-loi, trahi par " un sale petit lâche appelé Judas Iscariote " et " cette chanson fut écrite à New York ".

De façon tout à fait intéressante, Guthrie enregistra Jesse James et Jesus Christ pendant les mêmes séances en avril 1944. Il semblerait que Dylan ait chanté les deux morceaux en même temps si on en croit Sidsel Gleason, qui s'occupait du bien-être de Guthrie pendant les week-ends et qui joua le rôle d'une des mères de substitution de Dylan durant ses premiers jours à New York :
" Kathy, notre fille de 7 ans vivait avec nous. Bob adorait les enfants. Il s'asseyait auprès d'elle et lui chantait des chansons. Elle l'adorait. Les hommes l'effrayaient pourtant à l'exception de Woody. Woody souriait dès qu'apparaissait un enfant. Il souriait tout simplement. Son visage rayonnait de bonheur. Bobby faisait la même chose. Il s'asseyait au bord du lit et chantait quelques morceaux à Kathy pour l'aider à trouver le sommeil. Elle disait : " J'irai au lit si Bobby vient chanter pour moi ", et il chantait pour l'endormir. Elle adorait qu'il chante Jesse James. Il chantait parfois le morceau que Woody avait composé à partir de Jesse James - Jesus Christ - et elle se fâchait après Bob s'il chantait celui-là. "

Nous ne possédons qu'un enregistrement de Dylan chantant Jesse James chez les Gleason (un seul couplet en fait). Mais on peut l'entendre interpréter Jesus Christ quelques mois plus tôt dans son appartement de Minneapolis, dans une version respectueuse.

Dylan a aussi adapté plus librement quelques unes des chansons de Guthrie :
Ramblin' Down Through The World, Bound To Win, Bound To Lose et peut-être Ramblin' Blues. Ainsi qu'une dernière, " Twenty One Years ", qui a été interprétée pour l'album World Gone Wrong, et est restée dans les tiroirs, si bien que nous ne savons pas si c'est vraiment la chanson de Woody Guthrie qui porte ce nom.

C'en est tout des chansons de Guthrie interprétées par Dylan avec cependant encore une exception : Deportee (Plane Wreck At Los Gatos), pour lui donner le titre sous lequel elle a été publiée. Elle est généralement considérée comme la dernière grande chanson écrite par Woody, comme une boucle qui se referme, un retour aux sources des morceaux écrits dans les années trente pour le Dust Bowl. En 1948, il avait entendu l'histoire de ces ouvriers agricoles mexicains qui avaient pris l'avion pour rentrer au pays, un avion qui s'était écrasé dans le canyon de Los Gatos près de San José en Californie. Ce triste accident lui inspira une chanson aussi mémorable que Pastures of Plenty, qui plus est encore d'actualité aujourd'hui. Mais il n'eut jamais le temps d'en composer la mélodie. Sept ans plus tard, Martin Hoffman, un instituteur, répara ce manque et Pete Seeger commença à la chanter en 1958. Dylan s'en saisit à son tour 18 ans plus tard dans un duo avec Joan Baez lors de la Rolling Thunder Revue. Il est préférable d'oublier sa prestation avinée avec Arlo Guthrie lors du concert de 1974 " Friends of Chile ". Même un auditeur occasionnel de Dylan sait combien il peut parfois être désinvolte avec les chansons, les siennes comprises. A la lumière de tout ça, quelques-unes des paroles de Guthrie à Dylan (rapportées par Anthony Scaduto) prennent tout leur sens :
" Ne fais qu'écrire. Ne t'inquiète pas de savoir d'où viendra la mélodie. Je n'ai fait que reprendre des mélodies du passé, je les ai adaptées pour les faire miennes. Insère une note lente parmi des notes rapides, chante une gamme harmonique plutôt qu'une mélodique, utilise une note perchée pour une note sourde, joue des pauses et des respirations et tu auras ta mélodie. Je fais ça tout le temps ".

Nous avons fait le tour des chansons de Woody Guthrie interprétées par Dylan. Le dernier article de cette trilogie servira à mettre d'autres liens en évidence.

____Versions par Dylan des chansons de Guthrie : 
 
  I'm Going Down This Road Feeling Bad (adapté par Woody Guthrie)
    Basement Tapes, 1967
  I Ain't Got No Home
    Bande privée, Minneapolis, 22 décembre 1961
Carnegie Hall, New York, 20 janvier 1968
  Pretty Boy Floyd
    Bridge School Benefit, Oakland, Californie, 4 décembre 1988
"A Vision Shared", 1988
  Pastures of Plenty
    St. Paul, Minnesota, Mai 1960
Chez les Gleason, East Orange, New Jersey, février 1961
Minnesota Party Tape, mai 1961
  The Great Historical Bum (Biggest Thing That Man Has Ever Done)
    St Paul, Minnesota, Mai 1960
  Talking Columbia
    Minnesota Party Tape, Automne 1960 (fragment)
Indian Neck Folk Festival, Branford, Connecticut, mai 1961
  Ramblin' Round
    Minnesota Party Tape, mai 1961
Bande privée, Minneapolis, 22 décembre 1961
  The Grand Coulee Dam
    Carnegie Hall, New York, 20 janvier 1968
  VD Gunner's Blues, VD Blues, VD Waltz, VD City
    Bande privée, Minneapolis, 22 décembre 1961
  Howdido, Come See, I Want It Now, Riding In My Car, Don't Push Me Down
    Minnesota Party Tape, mai 1961
Fragment de "Riding In My Car" sur la bande des Gleason
Avec Dave Van Ronk au Gaslight Café, New York, septembre 1961
  1913 Massacre
    Carnegie Chapter Hall, New York, 4 novembre 1961
  Buffalo Skinners (adapté par Woody Guthrie)
    Bande des Gleason, East Orange, NJ, février 1961
Basement Tapes, 1967 (sous le nom The Hills Of Mexico)
Répétition de concert, 22 novembre 1987
Plusieurs concerts de 1988
  Ranger's Command (adapté par Woody Guthrie)
    Vraisemblablement du Gerdes Folk City, New York, septembre 1961
  Railroading On The Great Divide (de Sara Carter, adapté par Guthrie)
    Gerdes Folk City, New York, septembre 1961
  This Land Is Your Land
    St. Paul, Minnesota, Mai 1960
Minnesota Party Tape, mai 1961
Mc Kenzie Tape, New York, fin 1961
Et plusieurs autres versions dont celles de la Rolling Thunder Revue en 1975
  Dear Mrs Roosevelt
    Carnegie Hall, New York, 20 janvier 1968
  Oklahoma Hills
    Album d'hommage à Hank Snow (épuisé)
  Hard Travellin'
    Folksingers Choice, WBAI-FM, New York, 13 janvier 1962
  Talking Fish Blues
    Indian Neck Folk Festival, Branford, Connecticut, mai 1961
  Talking Merchant Marine
    Minnesota Party Tape, automne 1961
  Hangknot, Slipknot
    Indian Neck Folk Festival, Branford, Connecticut, mai 1961
  Jesse James (adapté par Woody Guthrie)
    Chez les Gleason, East Orange, New Jersey, février 1961
  Jesus Christ
    Minnesota Party Tape, Automne 1960
  Deportee (Plane Crash At Los Gatos Canyon)
    Friends Of Chile Concert, New York, 9 mai 1974 (avec Arlo Guthrie)
Concerts de 1976, Rolling Thunder Revue, avec Joan Baez
Emission de télévision Hard Rain, 1976





haut